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La dernière phrase s’adressait à Bertram qui, avec un beau courage, venait de s’accrocher à sa manche.

– Je... j’ai vu le... ou plutôt les assassins ! bafouilla-t-il au comble de l’excitation.

– Tiens donc ! Et qu’est-ce que vous faisiez là ?

– Rien, je... je passais.

– Alors, venez avec moi ! Et tâchez que votre discours soit clair !

Arrachant Cootes à ses confrères qui prétendaient sans doute le passer à la question, il le poussa dans sa voiture qui démarra aussitôt sous l’œil stupéfait de Peter Larke, l’homme qui la veille s’était montré si peu charitable.

– Eh bien, commenta Vidal-Pellicorne, si Bertram consent à boire un peu moins, sa carrière pourrait bien prendre un vrai départ. À propos, tu n’avais pas dit que tu connaissais Harrison ?

– Connaître c’est beaucoup dire. Je me suis trouvé en affaire avec lui à deux reprises. Sans l’avoir vu d’ailleurs, ce qui ne m’empêche pas de me rappeler le nom de sa secrétaire. Entre parenthèses j’aimerais fort causer un moment avec elle. Malheureusement je ne sais même pas à quoi elle ressemble.

– L’instant est mal choisi pour entrer en relations. D’ailleurs, on ne va pas pouvoir rester là bien longtemps...

La police, en effet, dispersait les curieux pendant que deux employés fermaient le magasin comme si la journée était achevée :

– Simon Aronov n’avait pas prévu ce drame ni l’entrée en scène de ces Asiatiques. Son piège tendu au véritable propriétaire du diamant était bien conçu mais, maintenant, je ne vois pas comment nous allons pouvoir le dénicher : la vente n’aura pas lieu et le silence va retomber, soupira Vidal-Pellicorne avec une mélancolie inhabituelle chez lui.

– À moins que ledit propriétaire ne soit l’instigateur du meurtre et qu’il ait payé ces hommes afin d’éliminer un concurrent qui avait l’air de le gêner, si j’en crois les lettres anonymes reçues par les journaux. Si tu veux mon avis, en cherchant la piste du faux joyau on a peut-être une chance de tomber sur le vrai.

– Il est possible que tu aies raison, pourtant il y a dans ce crime crapuleux quelque chose qui me gêne : cela ne colle pas avec les billets sans signature.

– Ils annoncent pourtant que le sang pourrait couler si l’on maintenait la séance chez Sotheby’s. Or le sang vient de couler, reprit Aldo.

– Oui, mais un peu trop tôt ! Ces menaces devaient viser l’éventuel acquéreur. C’était lui qu’il s’agissait d’intimider. Je me demande si nous n’avons pas affaire à quelqu’un qui croit à l’authenticité du bijou mis en vente et qui a trouvé ce moyen radical de se le procurer sans bourse délier.

Cette fois, Morosini ne répondit pas. Adalbert pouvait bien avoir raison ou peut-être était-ce lui-même. De toute façon, ils se trouvaient à présent devant une impasse qui rendait difficile la poursuite de leur commune mission. Si l’assassin de

Harrison n’était pas rapidement démasqué et la pierre retrouvée, il faudrait peut-être reprendre contact avec le Boiteux, repartir même comme le feraient les riches amateurs que la vente avait attirés à Londres. Seulement Aldo savait qu’il ne pourrait s’y résigner. Sans doute parce que ce serait s’avouer vaincu et que cette idée lui était insupportable. Plus encore peut-être celle de rentrer à Venise en abandonnant Anielka à un sort dramatique. Si on ne parvenait pas à la tirer de là, elle risquait la corde. Or il l’avait trop aimée – et peut-être l’aimait-il encore ? – pour endurer la terrible évocation de sa jolie tête blonde disparaissant sous une cagoule avant que le sol ne se dérobe sous ses pieds...

– Pas besoin de demander si tu couves des idées noires ? marmotta Adalbert. C’est écrit en toutes lettres sur ta figure...

– Je ne le nierai pas mais, avec tout ça, tu ne m’as pas raconté ce que « Bertram mon ami » t’a appris sur l’affaire Ferrals ?

– On va en parler en déjeunant et en l’attendant. Si tu n’as rien contre les meilleurs welsh rarebits d’Angleterre, je t’emmène au Black Friars. Ce n’est pas un endroit désagréable et on fera d’une pierre deux coups.

Tout en parlant, il héla un taxi qui les mena dans le quartier du Temple où, entre Fleet Street et le pont toujours encombré de Black Friars, se trouvait l’établissement. En leur donnant rendez-vous là, Bertram avait fait preuve de jugeote car l’endroit était fréquenté aussi bien par le monde judiciaire que par celui de la presse. En outre, avec ses vieux bois patinés et ses cuivres brillants, le Black Friars était plutôt sympathique.

Aldo eut tout le loisir d’en apprécier le confort car ce fut seulement une fois installés dans une sorte de box habillé de cuir noir que son ami consentit enfin à livrer ses informations.

– Comme tu ne vas pas les trouver agréables, je préfère que tu sois bien assis pour les entendre.

Même s’il ne s’en rendait pas compte et s’obstinait à boire comme une éponge pour oublier ses déboires, le jeune Cootes était favorisé par la chance plus qu’il ne le croyait. C’est ainsi qu’en allant fouiner autour de la demeure des Ferrals, au lendemain du meurtre, il y avait rencontré la non moins jeune Sally Penkowski, son amie d’enfance qui était l’une des femmes de chambre de la maison. Nés dans la même rue de Cardiff, ils étaient enfants de la mine. Le père de Sally, un émigré polonais, avait pris femme au pays et fait souche. Il était mineur comme le père de Bertram et tous deux s’étaient trouvés victimes de la même catastrophe, ce qui avait achevé de dégoûter Bertram d’un métier dont, de toute façon, il ne voulait pas. Parti pour Londres avec l’idée d’être journaliste il avait fini par y arriver après bien des vicissitudes. Depuis des années il ne savait plus rien de Sally, jusqu’à ce matin où le hasard les avait remis face à face. Et c’était tout naturellement que la soubrette avait déversé le trop-plein de son cœur dans celui de son ancien camarade.

Ce n’était pas Ferrals qu’elle pleurait, mais la disparition de ce serviteur polonais qui était entré à Grosvenor Square deux mois plus tôt sur la recommandation de la maîtresse de maison. La malheureuse était tombée amoureuse de ce Stanislas Rasocki au premier coup d’œil tout en se rendant bien compte qu’elle n’avait aucune chance : il aurait fallu être aveugle pour ne pas comprendre qu’il était épris de leur ravissante maîtresse.

– Ils se sont connus là-bas, en Pologne, avant le mariage de Milady, confia Sally à Bertram. Peut-être aussi qu’ils se sont aimés et qu’ils s’aimaient encore : plusieurs fois, je les ai entendus chuchoter ensemble quand ils se croyaient seuls et bien sûr, ils parlaient polonais, mais moi je comprenais tout. Elle lui demandait d’être patient, de ne rien faire qui pût compromettre sa cause et lui faire prendre, à elle, des risques inutiles. Oh, ça ne durait jamais longtemps et je ne saisissais pas tout parce qu’ils parlaient bas, mais ce qui me surprenait, c’est qu’elle s’adressait à lui en l’appelant Ladislas...

S’échappant de la main d’Aldo, le couteau tomba sur le sol avec un bruit clair mais sans qu’il parût s’en apercevoir. Ce fut Adalbert qui appela un serveur pour en obtenir un autre. Morosini, pour sa part, semblait changé en statue. Pour le rappeler à la réalité, l’archéologue lui tapota le bras :

– Je savais bien que ma petite révélation te ferait de l’effet, dit-il avec satisfaction. Tu avais raison sur toute la ligne, mon bon, quand tu demandais à lady Danvers si elle était sûre du prénom !

– Appelle ça un pressentiment si tu veux, mais quelque chose me disait qu’il ne pouvait s’agir que de ce garçon. Ce que j’aimerais savoir c’est comment Anielka l’a retrouvé et pourquoi elle a osé l’introduire chez son mari. Je commence à croire qu’elle est encore plus fausse que je ne l’imaginais...