La chambre soudain se remplissait de gens, de silhouettes mouvantes, bruyantes, qui s'entrechoquaient, de femmes surtout, le visage plongé dans d'énormes mouchoirs, qui sanglotaient – ou riaient elle ne savait pas exactement –, de visages d'hommes figés, marqués d'une sorte de peur et de contrainte, et encore de jupes et de robes de femmes qui allaient et venaient.
Et enfin, dans cette cohue, elle le distingua, lui ! Lui ! Grand, sombre, et elle ne pouvait pas se rappeler son nom, mais il était là, il était revenu et tout était bien. Rassurée, elle voulut se laisser aller au sommeil, mais soudain, elle sursauta, craignant d'avoir rêvé.
Où étaient les anges ?
– Écartez-vous, disait sa voix impérieuse.
Un bras la soutenait. Et, à nouveau, elle les apercevait, penchés sur la bercelonnette qui n'avait cessé d'être le point fixe de son regard depuis un temps qui lui paraissait infini, tandis que d'un mouvement d'ensemble dont l'ordonnance trop bien réglée de ballet faillit lui causer une nausée. Elle ne comprit pas non plus pourquoi la masse affolée des jupes, après s'être immobilisée, s'était divisée et s'écartait de part et d'autre des anges et du berceau d'un mouvement solennel et irrésistible, comme la mer Rouge s'entrouvrant pour laisser passer les Hébreux.
Dans cet espace demeuraient seuls les anges et le berceau et Angélique comprit à ce respect, ou à cette terreur, qui figeait les personnes assemblées qu'elle n'était pas seule à les voir, les envoyés du ciel.
Toujours sereins, doux et lumineux dans leurs robes couleur de deuil, avec cette tache de sang vif à la place du cœur, ils revinrent vers le lit d'Angélique. Le plus grand portait avec beaucoup de tendresse et de précaution quelque chose qui ne prenait guère de place, ne paraissait ni très encombrant ni pesant.
– On oublie toujours les filles, dit le plus jeune des anges en riant. Mais nous allons la soigner aussi.
La petite fille, réveillée, poussait des petits cris plaintifs. Plus vigoureuse que son frère, elle résistait encore, mais elle n'eût pas tardé à le suivre dans la tombe.
Sous la caresse des mains de l'ange, longues et diaphanes, elle s'épanouit comme une fleur, ouvrit de grands yeux d'un bleu sombre et troublé, parut sourire et remercier avec grâce. Elle accepta le sein avec politesse, téta avec componction, patiente, raisonnable, tenace à vivre. Son jumeau, repris par les bras des anges, dormait maintenant d'un sommeil serein. Et ce n'était pas à un factice reflet des chandelles qu'il devait ce renouveau d'une lueur rosée sur ses joues tout à l'heure si livides.
– They live ! They suck !3 répétait-on.
Et cela faisait comme un bourdonnement d'allégresse, de stupeur, d'effroi, qui montait, descendait, environnait le lit.
« Ai-je bu quelque chose ? » se demandait Angélique.
Elle se sentait en effet la proie d'une ivresse insolite. Le ciel de lit basculait, les visages se déformaient, les sons s'évanouissaient puis revenaient avec un brusque éclat. Elle était ivre, oui, de l'ivresse du bonheur retrouvé, trop subitement rendu, du triomphe de la vie sur la mort, élixir sans pareil.
La fièvre commençait de monter. Elle reconnut les effets de cette fièvre qui, depuis la Méditerranée, parfois, la terrassait. Tout à l'heure, elle allait être brûlante, puis glacée. Pour l'instant, ce vertige, mêlé à la joie démesurée, n'était pas désagréable.
Elle vit les deux anges se pencher sur elle et remarqua alors que la tache rouge qu'ils avaient à la place du cœur n'était pas du sang, mais une lettre de tissu, un A grossièrement découpé et cousu à grands points sur l'étoffe noire de leurs robes.
« De la serge bien commune, ces robes », estima-t-elle.
Puis, elle demanda :
– Ai-je bu quelque chose ?
Mais les ravissants visages des êtres séraphiques demeuraient perplexes. Elle entendit, venue comme d'un trou d'ombre, une voix d'homme, sa voix, qui traduisait en anglais sa demande. Deux têtes blondes firent avec véhémence des signes négatifs. Non, on ne lui avait rien donné à boire.
– Mais il serait bien temps de te soigner, toi aussi, pauvre sœur, dit l'aîné des anges avec une si tendre compassion qu'Angélique en défaillit, plus faible encore et plus étourdie.
On glissa sous ses épaules un oreiller de plumes en sa taie de toile fine et fraîche. Elle s'y enfonça, laissant se refermer sur elle les flots d'un océan de quiétude et de béatitude. Elle allait partir et « les » rencontrer enfin, les messagers, ceux de son enfance, qui lui promettaient tout bas jadis « la plus belle vie du monde ».
Mais, consciente au dernier moment du prix de ce qu'elle représentait sur Terre et pour les êtres qui l'aimaient et pour tous ceux, connus ou inconnus, qui vivaient de sa vie, elle eut la force de murmurer comme une promesse :
– Je reviendrai...
Troublés, ceux qui étaient présents la crurent morte, s'affolèrent, puis se rassérénèrent, notant le souffle trop précipité, mais signe de vie, qui soulevait sa poitrine, et les taches ardentes qui marquaient ses pommettes. Un à un, comme à regret, ils se retirèrent.
Au fond de la nuit, la lune se levait sur la baie du Massachusetts, et, déroulant sa bobine magique, tirait sur l'horizon un fil d'argent, démarquant le ciel de la terre, et Diane, une étoile au front, déesse des vieux mondes génératrice de fertilité et de fécondité, semait, par poignées, par les sillons des vagues auprès des rivages, mille paillettes scintillantes.
Les phoques vinrent s'y ébattre, tout un troupeau de loups marins aux luisances de bronze jouant follement parmi les crêtes étincelantes sans souci des hommes proches et de cette herse noire et dodelinante que dressaient, sur un pan de ciel lunaire, les mâts et les vergues des navires, dans le port.
Et, par instants, leur chant grave s'amplifiait lorsqu'ils levaient dans un ensemble soudain leurs museaux ronds hors des flots – têtes lisses, sans oreilles – et bramaient vers les nuages ourlés de lumière qui traversaient le firmament.
Les gens de Salem entendirent.
Beaucoup pensèrent, sans oser se le communiquer, que les loups marins qui se faisaient farouches depuis quelques décennies, fuyant l'homme, n'étaient venus vers la côte, avec tant de hardiesse, cette nuit-là, que pour célébrer un événement occulte dont, une fois de plus, la maison de Mrs Cranmer se trouvait être le théâtre – elle n'en faisait jamais d'autres, celle-là ! – et dont les résonances cosmiques aussi incalculables que désastreuses dépasseraient de beaucoup en importance, ils le craignaient, ce fait après tout assez naturel, quoique contrariant, que représentait la naissance gémellaire de deux enfants papistes et français en leur ville d'élus du Seigneur de Nouvelle-Angleterre.
« O Dieu ! Protège des esprits impurs celui dont le seuil est marqué du sang de l'Agneau ! »
Chapitre 6
La lumière s'intensifiait.
Telle la rosée de l'aube qu'aspirent les rayons du soleil, elle se sentait partir vers cette lumière de plus en plus blanche, de plus en plus vaste, comme serait une voûte ou un chemin sans fin. Comme la rosée de l'aube, elle se dissolvait, s'évaporait, se percevait essence et quintessence ainsi qu'un parfum qui fuit et tremble, à la fois visible et invisible. Soulevée, elle partait, elle partait. Là où il n'y a plus ni douleur ni crainte.
La morsure d'une promesse lui revint, suspendit la course éternelle, lui fit demander :
– Viendra-t-il avec moi ?
Elle demeurait suspendue, étirée, déchirée par une nostalgie démesurée, plus torturante que tous les supplices de la Terre.
– Non. Pas encore ! Il doit demeurer en ce monde.