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Elle eut conscience de crier malgré elle.

– Alors, je ne veux pas. Je ne peux pas ! Je ne peux pas... le laisser seul.

Et la lumière s'effaça. La pesanteur s'empara d'elle, tout à l'heure si légère, l'oppressa jusqu'à la suffocation, et un sang brûlant insinua dans ses veines le feu de la fièvre violente qui la faisait grelotter et claquer des dents.

Le chevalier de Malte, en tunique rouge de guerre, mourait sous les pierres de la lapidation. Un projectile plus violent en pleine poitrine l'avait jeté à terre et, maintenant, l'on ne voyait plus, émergeant d'un tas de cailloux, que sa main dont les doigts se crispaient.

Pourquoi, tourné vers Angélique, lui avait-il crié, au moment d'être livré aux fureurs de la foule musulmane : « Je vous ai donné votre premier baiser » ?

Tout n'était que folie, égarement. Ce qui dominait en elle, c'était la déception cruelle. Ainsi, elle était en Alger, elle n'avait fait que rêver qu'elle l'avait retrouvé, celui qu'elle cherchait, son amour disparu : Joffrey ! Joffrey !

Elle avait donc marché en vain, traversé en vain les déserts et les mers. Elle se retrouvait prisonnière. Prisonnière d'Osman Ferradji, dont la main noire tenait la sienne tandis que la fièvre la brûlait de son incandescence. Elle entendait son propre souffle, précipité, entrecoupé, sifflant entre ses lèvres desséchées. Elle allait mourir.

« Non, se répétait-elle. Non. Lutte et triomphe. Tu lui dois cela. Car, même si je ne l'ai pas retrouvé, je ne peux pas... je ne peux pas le laisser seul. Il a besoin de moi. Il a besoin que je survive. Lui, le plus fort et le plus libre des hommes. Il m'a vue. Je suis plantée dans son cœur. Il me l'a dit. Je ne peux pas lui porter ce coup. Les autres lui ont porté trop de coups. Et pourtant, je voudrais partir là où toute fièvre s'apaise. Il ne faut pas mourir. Il faut s'évader du harem...

« Colin va venir. Il écartera Osman Ferradji. C'est déjà arrivé. Il me ramènera sur les chemins de la liberté, à Ceuta où M. de Breteuil m'attend de la part du roi. Colin, Colin, pardonne-moi.

« Ainsi donc, il n'a pas compté. Car alors, cela ferait sept et non pas six. Et la Voisin, la sorcière avait dit : six. Il n'a même pas compté dans mon destin. Rien ! Un souffle ! Chut, tais-toi ! C'est un secret. « Car, disait la virago qui se penchait à son chevet, toutes ses mèches hors de son bonnet douteux... ma p'tite dame, croyez-moi, faut rien regretter... Les enfants, ça ne fait que compliquer l'existence. Si on ne les aime pas, ça encombre. Si on les aime, ça rend faible... »

« Colin, Colin, pardonne-moi ! Emmène-moi. Hâtons-nous ! Je ne veux pas qu'il mette à la voile et qu'il croie que je l'abandonne sur ce rivage.

« Où est-il ?

Malgré son appel, il ne venait pas. Des formes bizarres penchées sur elle essayaient de la maîtriser, de la paralyser. Elle se débattait pour leur échapper et courir.

Le hurlement aigu d'une voix d'enfant vrillait ses tempes à travers l'agitation martelante et épuisante des fantômes autour d'elle, une voix de petite fille terrifiée, appelant sa mère, une voix qu'elle reconnut : Honorine. Honorine qu'elle avait oubliée, Honorine qu'elle avait abandonnée, Honorine que les dragons du roi allaient jeter au feu ou sur les piques.

Elle la vit, brandie par eux, avec sa chevelure en auréole aussi rouge que celle de l'horrible Montadour et aussi rouge que leurs horribles bonnets rouges de dragons du roi, les longues mèches de leurs bonnets s'agitant comme des langues obscènes autour de leurs mufles hideux de reîtres possédés de la joie cruelle et paillarde d'immoler une enfant, jetée par la fenêtre d'un château en flammes.

Elle poussa un cri terrible, un cri d'agonie.

Et soudain, le silence revint et elle se vit dans la chambre de la maison de Mrs Cranmer.

Elle était à Salem, petite ville d'Amérique dont le nom veut dire paix, et dont les habitants ne trouvent jamais la paix.

Elle reconnaissait très bien la chambre et s'étonnait de la considérer sous un angle inhabituel et, somme toute, amusant. Car elle voyait tout, comme si elle avait pu en détailler la composition du balcon d'un étage supérieur.

Le lit dans un recoin, le bahut, le secrétaire, une petite table, un fauteuil, un miroir, des « carreaux » de tapisserie, l'ensemble troublé et dérangé par le tourbillon de gens qui entraient, se précipitaient, se tordaient les mains, les bras, ressortaient, semblaient appeler et crier. Mais ce ballet saugrenu, perçu à travers l'agréable silence, ne l'indisposait pas, attachée qu'elle était à en découvrir le sens, jusqu'à ce qu'elle eût noté qu'il semblait s'ordonner en une spirale sans cesse recommencée autour de deux points : le lit au fond de son alcôve où il lui parut distinguer une femme étendue, et la table centrale sur laquelle était posé une sorte de panier d'où émergeaient deux petites têtes.

Deux roses dans un nid.

Elle sut qu'un sentiment de responsabilité la rattachait à ces menus bourgeons, taches rosées, floues, côte à côte, si douces, si sages, si seules et si loin.

« Pauvres petites choses, pensa-t-elle, je ne peux vous laisser. »

Et dans l'effort qu'elle fit pour se rapprocher d'eux, elle provoqua la rupture du silence, se trouva projetée dans une cacophonie de bruits fracassants et éclatants, d'éclairs et de tonnerre, perçant une obscurité hachée de trombes de pluie tombant comme des hallebardes.

Son cœur faillit éclater de joie. Elle l'aperçut, lui, marchant à grands pas à travers les rafales qui gonflaient son manteau. Ainsi donc, elle n'avait pas rêvé ! Elle savait bien qu'elle l'avait retrouvé, et qu'ils marchaient maintenant ensemble vers Wapassou, sous des cataractes de pluie. Elle l'appela dans la tempête.

« Je suis là ! Je suis là ! »

Il ne semblait pas l'entendre et marchait toujours et, tout près, elle voyait son visage creusé et ravagé que la pluie semblait napper de larmes. C'était une scène hallucinante, incohérente, car, à travers la pluie qui faisait grésiller des torches plus fumeuses que lumineuses, elle distinguait beaucoup de monde, des Indiens à l'abri sous leurs couvertures de traite, les Espagnols de Joffrey dont les cuirasses luisaient, et ce chapeau pointu, ce tromblon en bandoulière, c'était Shapleigh qu'elle avait tant attendu. Mais qui était Shapleigh ?

« Je dois être malade, ou rêver. »

Elle était mal à l'aise. L'obscurité très profonde était anormale. Mais ce n'était pas un rêve car elle continuait d'entendre. Elle entendait la pluie qui frappait un toit. Pluie, ronflements, susurrements... Une grasse jambe très blanche, à la cuisse dodue prolongée par la boule ronde d'un genou suivi d'un mollet rebondi et d'un petit pied courtaud, s'agitait tout près d'elle, dans le noir, comme un gros ver obscène et pâle...

« Cette fois, je suis en enfer », se dit-elle, tant les mouvements convulsifs des créatures indistinctes qui se débattaient dans l'ombre lui parurent recréer ce grouillement de copulations acharnées entre démons et damnés, que leur montrait mère Saint-Hubert, au couvent de Poitiers, dans un grand livre intitulé La divine comédie du poète Dante Alighieri et dont les gravures illustrant « Les cercles de l'Enfer » donnaient des cauchemars aux « grandes » qu'elle voulait « averties ». Sauf que, dans cet enfer présent, les démons, comme ce tantôt les anges, parlaient anglais. Car, lorsque soutenus par tout un déchaînement de souffles et de soupirs, les contorsions et tressautements de cette jambe blanche, qui paraissait doublée d'une autre jambe de l'autre côté d'un fort arrière-train masculin, se furent apaisés, une voix s'éleva qui disait en anglais :

– Je suis perdue ! Et vous aussi, Harry Boyd.

L'enfer paraissait donc se réduire à ce seul couple effrayé, et les autres formes qu'elle devinait auraient bien pu être des vaches au repos dans une étable, ou des moutons dans une bergerie. Angélique, à bout de stupidités, réfléchit que, pour faire cesser cette néfaste absurdité qui lui infligeait tant d'étranges visions, elle possédait au milieu du visage, en bonne place, deux paupières qu'il lui suffirait de soulever, et elle consacra toutes ses forces à ce difficile exercice, car ses paupières étaient de plomb, soudées, fermées à jamais. Enfin, un peu de lumière filtra. Très lentement, elle ouvrit les yeux, reconnut le ciel de lit, les oiseaux de soie brodée qui avaient hanté ses souffrances et son délire.