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La lourde chaleur avait cédé en orage fracassant. La nuit où Angélique avait failli mourir, vent, éclairs, tonnerre, pluie cinglante se disputaient ciel et terre. Lorsqu'elle était revenue à elle dans la nuit, il ne restait plus que la pluie, gaufrant la rade, noyant les îles, transformant les rues en ruisseaux rouges, tandis que, des toits pointus à pans coupés, l'eau ruisselait en chantonnant dans des tonneaux posés dans l'herbe à l'angle des maisons.
L'intempérie se calmant, ce concert de mille cascades dura longtemps encore, demeurant seul à emplir les alentours jusqu'à ce que, les chants d'oiseaux prenant le relais sous les feuillages inondés, il n'y eût plus que le rythme syncopé d'égouttements qui tombaient, puis se raréfiaient, en belles notes rondes et rêveuses. Et la ville émergea, pimpante, vernissée, toute pleine d'éclats de soleil, qui faisaient briller les fruits mûrs dans les vergers et miroiter les décors de morceaux de verre ou de faïence incrustés dans les plinthes des maisons.
Cela avait duré trois jours. Un vrai déluge qu'on avait cru destiné à escorter le deuil d'une belle jeune femme étrangère et de ses enfançons, et qui ressuscitait, on en fit la remarque, à l'instant même où le soleil reprenait ses droits. La chaleur aussitôt reparut, mais l'on respirait mieux.
Angélique parvenait difficilement à échapper à l'étourdissement et à la faiblesse où l'avait plongée l'accès pernicieux de cette fièvre palustre dont elle gardait les germes en elle depuis la Méditerranée et qui s'était ajoutée aux perturbations de l'accouchement.
Elle continuait de flotter dans le vague, de tomber dans le sommeil comme dans la mort, de s'éveiller, persuadée qu'un temps infini s'était écoulé et que jamais, jamais, on ne quitterait Salem et on ne parviendrait à Wapassou.
Joffrey de Peyrac la rassurait, lui disait qu'on atteignait à peine la fin de l'été et qu'elle serait sur pied en moins de dix jours, en tout cas assez valide pour s'embarquer sur L'arc-en-ciel, où elle pourrait achever sa convalescence. Il l'assurait aussi qu'ils se trouveraient à Wapassou avec leurs petits princes bien avant les frimas, sans pour cela avoir manqué de séjourner le temps nécessaire à Gouldsboro.
Mais Angélique avait perdu la notion du temps. Pour elle, les minutes étaient des heures, les heures des jours, les jours des semaines.
Élie Kempton lui amena un de ses almanachs des saisons qu'il vendait au long des fleuves et des côtes, afin de lui démontrer qu'il y avait à peine deux jours qu'elle avait repris connaissance. Mais alors, elle s'embrouilla tout à fait et la danse des feuillets, dont les lettres et les images défilaient sous ses yeux, lui donna le vertige.
Que faisait là le colporteur du Connecticut ? Bien sûr, il était là ! Pourquoi pas ? Il y avait longtemps qu'il avait prévu de se trouver à Salem en même temps que la flotte de M. de Peyrac. Et le négrillon, aperçu au réveil, n'était autre que son petit aide Timothy. Et Mr Willoagby ? Of course, Mr Willoagby était à Salem, lui aussi. En fort bonne santé et toujours facétieux. Mais ç'aurait été trop ajouter aux épreuves de lady Cranmer que de l'introduire dans la maison.
Dans ses premiers moments de lucidité, elle fut consciente d'attacher une ridicule attention aux moindres détails de la vêture de ceux ou celles qui se penchaient sur elle. Elle les reconnaissait, mais l'on eût dit que sa pensée ne pouvait aller au delà d'un regard superficiel qui était surtout sollicité par un ruban dénoué, un col blanc ou des manchettes d'un beau glacé, le grain ou la couleur d'une étoffe. Comme chez les enfants, son œil se fixait, cherchant, aurait-on dit, à comprendre, à replacer son esprit dans le rythme confus et désordonné, trop multiple, trop diversifié, de la matérialité des choses.
Comme elle avait été attirée par la tache rouge sur la robe des anges et que cette lettre A s'était ensuite gonflée dans son délire pour chanter : « Amour, Amour », le moindre objet, tissu ou ruban, lui paraissait doué d'une vie propre, et elle éprouvait le besoin de le toucher et de le remettre à sa place, comme pour l'apaiser et lui rendre son caractère inerte.
C'est ainsi que, lorsque Joffrey de Peyrac se pencha sur elle, elle leva machinalement ses deux mains diaphanes et rectifia le nœud du jabot de dentelle, un peu lâche, puis lissa le col de la redingote, mal rabattu, geste d'épouse tendre et préoccupée de l'apparence de son époux, mais qu'elle n'eût jamais eu si elle avait été lucide. C'était plutôt lui qui passait l'inspection de son entourage, et comme tout chef de guerre soucieux de se présenter à son poste de commandement ou d'aller au combat, sans un défaut dans sa tenue, il ne sortait des mains de ses valets ou écuyers que vêtu et harnaché sans défauts, apportant aux siens et à ses hommes la même attentive surveillance.
Mais, durant le combat qui s'était livré ici, il n'était pas surprenant que lui-même se fût laissé aller à quelques négligences et ce geste d'Angélique l'avait fait sourire tant il était à la fois inusité de sa part, charmant et tendre, et lui apportait la preuve qu'elle revenait parmi eux.
Et elle, sentant sous ses doigts le rugueux de la broderie, continua son geste afin de caresser une épaule dure et robuste et c'était comme si elle avait touché terre, cessé de se mouvoir dans l'éther parmi les fantômes.
Ce sourire au-dessus d'elle, c'était son sourire. Durant tout ce « voyage », c'était ce sourire qu'elle avait craint de ne plus revoir et cette inquiétude était demeurée comme un minuscule noyau noir au sein de la lumière paradisiaque ; et c'était le regret de ce sourire et de ces lèvres dont elle aimait le dessin ourlé et sensible, un peu mauresque, qui lui avait fait demander : « Viendra-t-il avec moi ? »
Elle avait subi la force de son charme qui l'avait fait revenir, puisqu'elle avait quitté le chemin de lumière et recommencé à le chercher parmi les personnages de sa vie...
Pour lors, ayant regagné le monde terrestre, il lui fallait faire « le point », un peu comme les navigateurs.
Elle reprit donc pied dans le réel. Assez rapidement puisqu'on le lui affirmait, mais d'une façon qu'elle jugeait pour sa part chaotique et lente.
Troublée, elle ne cessait de craindre de « battre la campagne ». Il lui fallait relier événements et visions, ce qu'elle en avait surpris ou compris à travers les brumes et les déchirements de la fièvre ou de son esprit égaré par les approches de la mort, et remettre objets et gens à leur place. Ce n'était pas chose aisée, car, en fait, tout le monde était à l'envers après ces jours terribles d'affliction, comme si un tremblement de terre avait ébranlé non seulement la maison, mais la ville, en son absence. Et elle trouvait à tous un air hagard et un comportement hésitant, comme si chacun avait été retourné comme une chaussette, contraint, dans les heures du drame, à montrer une face de lui-même soigneusement conservée à l'abri de tous regards jusqu'alors et qu'on souhaitait n'avoir jamais l'occasion de mettre au jour.
Était-elle coupable ? Qu'avait-elle raconté dans son délire ?
Deux femmes en sévères bonnets blancs, très étroits, qu'elle voyait aller et venir sans bien les discerner, l'une derrière l'autre, et la première portant une sorte de baguette, lui parurent être, plus qu'elle-même, source d'affolement.
Quelqu'un lui raconta que dès qu'elles étaient entrées dans la maison, elles avaient déclaré que le berceau n'était pas à la bonne place, le lit de l'accouchée non plus, car à ces emplacements, montaient vers eux des ondes nocives issues de failles souterraines.
– Regardez le chat !
En effet, à peine avait-on bougé le berceau que le chat était venu s'asseoir et se rouler en boule à l'endroit même où il se trouvait placé auparavant, ce qui était une preuve de ce qu'elles avançaient, car l'on sait que les chats, au contraire des humains, recherchent ces blessures invisibles de l'écorce terrestre pour s'y recharger de forces telluriques.