– Il y avait quatre sauvages et deux Français, affirma-t-il.
À leur suite, les prisonniers, dont lui-même, son père, sa mère, ses six frères et sœurs, une servante, avaient marché pendant des heures comme des damnés. Les plus jeunes frères, Benjamin et Benoni, deux bébés jumeaux de quelques mois, étaient élevés « au petit pot », c'est-à-dire au biberon, leur mère n'ayant pu les allaiter.
À la première halte, dans une clairière, les Indiens leur tranchèrent la tête, « par pitié » dirent-ils « par charité », puisqu'on ne pouvait leur procurer du lait tout au long de ce dur voyage à travers la forêt et les montagnes vers le Canada. « Par charité », essayait d'expliquer dans un mauvais anglais, pour la calmer, l'un des gentilshommes français à la mère qui hurlait, folle de douleur... Mais elle ne voulait rien entendre et hurlait de plus belle. À la fin, l'un des Abénakis lui brisa le crâne avec son tomahawk, ses cris risquant d'attirer sur leurs traces les fermiers anglais de Springway qui n'allaient pas tarder à s'apercevoir du rapt.
Puis, ils reprirent leur marche, entraînant les autres enfants, le père atterré, la jeune fille terrorisée.
Lui, l'aîné, Richard, avait profité du désordre et du tohu-bohu causés par ce triple meurtre pour se jeter dans les taillis proches.
Voyant la caravane disparaître à l'autre extrémité de la clairière sans qu'on se fût avisé de son absence, il n'avait pas attendu son reste et, courant, bondissant, il avait réussi à s'éloigner de ses ravisseurs. Pendant plusieurs jours il avait marché puis avait rejoint des régions habitées. Il avouait aujourd'hui que sous l'aiguillon de la terreur, il n'avait songé qu'à fuir et le plus loin possible. Aujourd'hui, il se reprochait d'avoir ainsi abandonné, sans sépulture chrétienne et à la dent des bêtes carnassières, sa pauvre mère qu'il ne cessait de revoir dans ses songes, gisant, le crâne fracassé près des deux bébés décapités...
À ce point du récit, Angélique comprit qu'elle ne pouvait en supporter davantage et qu'il lui faudrait s'éclipser. Les visages se brouillaient devant elle, en contrastes blancs et noirs, blanc des cols, des faces et des barbes, noir des vêtements et des meubles, dans une pénombre que perçait difficilement la lueur du jour dispensée par les fenêtres à meneaux de verre teinté. Émergeant de la fresque en clair-obscur, la barbe en pointe et l'éclat du diamant qui se balançait à l'oreille gauche de sir Thomas Cran-mer, le représentant du gouverneur de la Nouvelle-Angleterre dont le sourire piquant mais amical guettait son vertige, et le profil de pirate des Caraïbes, d'hidalgo, de grand seigneur d'Aquitaine pour tout dire, de son époux, le comte de Peyrac, derrière lequel, debout, le grand serviteur noir Kouassi-Bâ ne se distinguait que par la blancheur d'agate de ses yeux et le panache de l'aigrette garnissant son turban, ramenèrent Angélique à une plus stable vision des choses. Rassemblant autour d'elle son ample mante, elle se leva et s'esquiva, bénissant la discrétion des mœurs anglaises qui permettent à quiconque de quitter une assemblée sans avoir à s'en expliquer et sans que personne puisse en faire la remarque, car s'enquérir des buts de cette absence risquerait de jeter dans la confusion questionneur et questionné.
Sitôt dans la rue, elle ôta son chapeau et son bonnet. Ses cheveux lui collaient aux tempes par la sueur qui l'inondait. Elle marcha aussi rapidement que possible jusqu'à la maison de Mrs Cranmer où on les avait logés. Son malaise se dissipa. Mais, lorsqu'elle voulut s'étendre sur le lit de la grande chambre qu'on avait mise à leur disposition, elle éprouva une douleur dans les reins et eut l'impression, une fois de plus, d'étouffer. Alors, elle se leva et se dirigea vers la fenêtre. Elle pensait à cette maternité nouvelle qu'elle avait tant souhaitée.
Chapitre 2
« Pourquoi ai-je tant désiré cela ? » se demandait Angélique de Peyrac, la belle comtesse française des rivages américains, debout devant la fenêtre qu'elle avait ouverte, au premier étage de la demeure de Mrs Ann-Mary Cranmer, en la ville active et puritaine de Salem, État du Massachusetts, Nouvelle-Angleterre.
Elle n'était pas encore vraiment inquiète, seulement légèrement oppressée.
Son regard errait, sans s'y attarder, sur l'horizon embué, couleur de perle, vers lequel s'enfuyaient en vagues successives les roches brunes découvertes par la marée basse, tandis que scintillait, comme mille petits miroirs oubliés en leurs creux tapissés de goémon, l'eau des mares que la mer laissait en se retirant.
C'était l'heure chaude, presque midi, à la fin d'un été exténuant. Les bruits du port et des chantiers de construction navale, sur la gauche, s'estompaient.
Mais Angélique, saisie d'une subite lassitude, ne percevait pas vraiment ce qui l'entourait, ou n'en éprouvait, elle qui d'habitude aimait la contemplation de l'océan, que le côté un peu angoissant, suscité par la vue d'espaces trop infinis.
Ajouté au choc et à la déception que lui avait causés l'audition de ces tristes événements, un souci personnel venait de troubler l'état de quiétude et de bonheur permanents dans lequel elle s'était, en quelque sorte, habituée à vivre au cours de cette dernière année. Consciente que certains dangers étaient sur le point de menacer l'équilibre de ce bonheur et que certaine décision qu'elle avait prise quelques mois auparavant l'en rendrait responsable, elle éprouvait le besoin de s'interroger sur ce qui l'avait entraînée à entreprendre cette aventure qui était en fait – elle craignait de s'en apercevoir aujourd'hui – une folie !
« Pourquoi ai-je tant voulu cela ? »
Ne s'était-elle pas, une fois de plus, laissé piéger par les impulsions de sa nature qui mordait à la vie comme dans un fruit, sans s'interroger sur le lendemain ?
« Folle Angélique ! » se gourmandait-elle.
N'avait-ce pas été comme un caprice de sa part ?
Tout allait si bien. Tout était si parfait et solide autour d'eux, enfin !
Qu'avait-elle eu besoin d'exiger on ne sait quelle consécration à un bonheur sans nuages, à une réussite qui ne faisait que se confirmer, alors qu'en pleine santé et cessant de trembler pour les siens, elle pouvait désormais goûter sans appréhension tous les agréments de l'existence ?
N'avait-elle pas reçu du sort, longtemps contraire, toutes les réponses et toutes les récompenses ?
N'avait-elle pas reçu de la vie tout ce qu'une femme peut souhaiter ? Un époux qu'elle adorait et dont elle se savait passionnément aimée, deux fils beaux et charmants qui, dans l'éclat de leur prime jeunesse, étaient aujourd'hui l'un des ornements de la cour de France où leur entrain et leur faconde faisaient merveille ! Dixit la dernière épître de Florimond, l'aîné, apportée par les premiers vaisseaux d'Europe. Près d'elle, en Amérique, lui restait une enfant plus jeune, la petite Honorine, chérie de tous, qu'elle s'amusait à voir grandir, oubliant leurs épreuves partagées de combats, de peurs et de solitude auxquelles elle se reprochait de penser encore trop souvent, puisque désormais c'était loin.
Car n'avait-elle pas connu, aux côtés de Joffrey de Peyrac, son époux, toutes les réussites et vu se réaliser en moins de trois années tous les miracles ?
Entre autres, la prospérité de leurs établissements d'Amérique du Nord : Gouldsboro, sur les rives de l'Atlantique et Wapassou, au cœur des forêts du Maine, fondés dans les pires difficultés, mais qui aujourd'hui, grâce à leur alliance avec la Nouvelle-Angleterre, connaissaient un rapide développement. La paix régnait dans cette sorte de mer intérieure qu'on appelait la baie Française1, où pullulaient des représentants de diverses nations et dont le comte de Peyrac était devenu le guide, sinon le maître incontesté, son influence pacifique et active s'étendant vers l'intérieur jusqu'aux sources du Kennébec, extrême limite de ses possessions.