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Il n'y avait donc pas à s'étonner que M. de Peyrac, pour les amener de leur cabane jusqu'ici, se soit nanti d'une forte escorte. Il avait dû même faire garder la porte de la demeure des Cranmer par ses gardes, piques tendues, pour tenir à distance la foule qui s'était rassemblée en les apercevant et ne pouvait retenir un grondement à leur apparition tant elles paraissaient insolentes, avec leurs cheveux répandus sur les épaules. Elles auraient beau prétendre qu'elles n'avaient pas eu le temps de se coiffer...

– Mais... de qui parlez-vous donc enfin ? réclama Angélique.

– Mais, des infâmes créatures qui souillent ma demeure ! s'écria Mrs Cranmer, choquée de voir qu'Angélique, après une histoire aussi sombre et scandaleuse, ne montrait pas plus d'indignation. Ah ! Les voici !

Elle se retira avec crainte derrière les rideaux.

Les « infâmes créatures » pénétraient dans la pièce, rieuses, portant chacune un poupon, suivies de l'enfant des Roms, une fille de quinze ans, pieds nus et yeux de braise, couronnée de fleurs et chargée d'un panier de beaux fruits, poires, pommes et prunes, qu'elle posa sur la table, et d'une corbeille pleine de pétales qu'elle commença à semer sur le dallage afin de rafraîchir et de parfumer la chambre. L'aînée, tout en remettant les enfants au berceau, disait que, le soleil brillant aujourd'hui et le vent s'atténuant, elle avait descendu les bébés au jardin et leur avait fait faire leur première promenade sous le ciel de Dieu.

Angélique, d'un signe, pria Mrs Cranmer de se rapprocher et lui parla à mi-voix.

– Vous en avez trop dit. Précisez maintenant. Qui sont-elles ?

– Mais je viens de vous le dire !

– Vous divaguez. Ces femmes ne peuvent être les personnes dont vous m'avez parlé. Elles sont beaucoup trop jeunes !

L'Anglaise eut un sourire à la fois entendu et triomphant.

– Ah vous voyez ! Vous aussi !

– Comment, moi aussi ?

– Vous aussi vous pouvez constater les effets de leur magie.

Elle chuchota :

– On dit que... Satan leur a donné le secret de l'éternelle jeunesse !

Par la grâce du ciel, Mrs Cranmer fut appelée ailleurs et Angélique soupira de soulagement en la voyant disparaître. Elle était épuisée.

Lorsqu'elle rouvrit les yeux, les deux femmes aux sourires séraphiques se penchaient sur elle avec des linges blancs et un bassin d'eau chaude.

Son regard dut refléter un peu d'égarement.

– Ma sœur, rassure-toi, dit l'aînée en passant à plusieurs reprises sa main fine devant les yeux fixes d'Angélique comme pour la distraire d'un cauchemar.

– Comment vous nommez-vous ? demanda-t-elle.

– Nômie Shiperhall, répondit la cadette.

– Ruth Summers, fit l'autre.

Elles prononçaient Nômie et Ruth à la façon hébraïque.

Il fallait y croire !

« Elles ont le secret de la jeunesse éternelle », avait dit Mrs Cranmer.

Angélique en regardant le visage de « ses » anges se rassurait d'y découvrir, plutôt à l'expression du regard ou à un pli grave et mature des lèvres, la possibilité qu'elles aient pu vivre tant d'événements lointains et cacher, derrière les apparences d'une vingtaine printanière, trente ou trente-cinq ans d'âge.

Ruth surtout, la veuve Summers, la fermière vertueuse... Cette histoire ne tenait pas debout.

– Que faisait Nômie Shiperhall dans l'étang ? demanda Angélique.

Se préparant à la soulever pour lui retirer ses draps, elles s'interrompirent et échangèrent entre elles un demi-sourire.

– Ah ! Elle vous a raconté cela ! fit Ruth.

Elle mit son bras autour des épaules de son amie et elles se regardèrent en silence, les yeux pleins de lumière.

– Ce n'était pas sa faute, reprit-elle avec douceur. Elle est née comme ça. Elle voyait la couleur de l'âme des êtres autour de leur tête et pouvait guérir par imposition des mains. Elle effrayait par ses pouvoirs miraculeux. Et ce fut le malheur de sa vie, surtout lorsqu'elle devint très belle. Car les jeunes gens la courtisaient, mais n'osaient point se déclarer et la fuyaient, disant qu'elle portait malheur. Pourtant, elle n'était que beauté et bonté.

Elles se regardaient toujours. Puis, comme ayant de la peine à quitter les sphères du rêve, elles se mirent, avec diligence, à dispenser à Angélique leurs soins habituels, tout en parlant et lui racontant leur histoire.

Tout d'abord l'histoire de Ruth Summers.

Par les commotions morales qu'elle avait subies, en son enfance, par la persécution dont ses parents quakers étaient l'objet, l'histoire de Ruth, née Mac Mahl, veuve Summers, épouse Newlin, ressemblait étrangement à celle de Guillemette de Montsarrat, la seigneuresse de l'île d'Orléans, en Nouvelle-France, dont l'esprit demeurait marqué pour avoir assisté à l'âge de sept ans au supplice de sa mère, immolée comme sorcière sur un quelconque bûcher des marches de Lorraine.

Mais, si Guillemette avait traversé la vie avec cette plaie au cœur d'une injustice aussi inexplicable qu'intolérable – « Regarde petite sorcière ! Regarde ta mère qui brûle ! » – et une chaude haine pour les gens d’Église, et n'avait trouvé la paix qu'en s'éloignant, sinon des vivants, du moins de la société commune et moutonnière qui, docile et satisfaite de ses lois et de ses institutions, constitue ce qu'on appelle la société tout court des gens « comme les autres », elle, Ruth, qui avait dû être une longue fillette fort jolie, aux tresses blondes, s'était révoltée très tôt contre l'ostracisme dont était victime sa douce et tendre mère. Avec son visage plein de lumière qui souriait toujours, elle répondait aux insultes, aux horions et aux crachats par une inaltérable courtoisie, et l'enfant, arrivée en Amérique à douze ans, consciente d'être sur une terre où de vieilles servitudes de rang ou de situation n'avaient pas à se maintenir, ne comprenait pas ce qui déchaînait contre eux la haine de personnes qui étaient venues comme eux de la vieille Angleterre et qui, comme eux, travaillaient dur, s'enrichissaient de leur labeur, avaient foi en le même Dieu et vénéraient le même Christ... Ses parents, talentueux et industrieux, prospéraient rapidement partout où ils plantaient les premiers piquets de leurs maisons, mais à peine devenaient-ils aisés que les tracasseries commençaient et qu'on leur faisait grief de la moindre attitude, ne leur reprochant même pas d'avoir prêché, seulement d'avoir traversé le village.

Ruth enviait les petites puritaines qui, sûres de leurs droits, sur cette terre du Massachusetts, passaient en groupe devant sa maison, en lui faisant les cornes et en criant : « Tremble ! Tremble, diablesse ! » Elle aurait voulu se mêler à elles et, elle aussi, aller faire les cornes au « bouc émissaire » désigné : le catholique, le quaker, l'évangéliste ou le baptiste. Et pourtant, pouvait-on rêver atmosphère plus douce et plus sereine que celle qui régnait dans les familles de leur secte, sous le toit de chaume des maisons, au sein des petits villages ou hameaux, qu'il fallait souvent quitter à peine édifiés et qu'une foule hargneuse et sombre venait brûler derrière eux, comme s'ils y avaient laissé les miasmes de la peste ?

Cette exclusion était encore plus insupportable pour la jeune Ruth que les dangers de coercition qui la menaçaient.

Malheureusement pour elle, elle était absolument imperméable à l'illumination intérieure qui habitait la plupart de ses coreligionnaires et les aidait à supporter tant d'avanies. Son effort pour dissimuler à leurs yeux la sécheresse et la révolte de son esprit l'épuisait. En vérité, elle les trouvait stupides de se glorifier de ce sobriquet de quakers : les trembleurs, dont on les avait affublés, parce qu'un mystique cordonnier du Leicestershire, George Fox, s'était un jour levé de son escabeau et était parti proclamer par les chemins qu'il fallait trembler – to quake –devant Dieu et ne s'occuper que du Saint-Esprit.