Выбрать главу

– Qu'est-il arrivé à Shapleigh ? demanda-t-elle.

– Il n'était pas loin, figurez-vous, à deux milles d'ici. On l'a arrêté et retenu prisonnier alors qu'il parvenait aux abords de Salem. Les hommes que j'avais envoyés à sa recherche l'ont délivré dans un coup de force, mais il y avait risque d'échauffourée car ils étaient peu nombreux. Je suis allé à leur rencontre.

– Ah ! C'est pourquoi des hommes en armes avec des torches l'entouraient... Et que vous marchiez si vite sous l'orage.

Joffrey de Peyrac la regarda de côté, avec un sourire intrigué, mais n'émit pas de commentaires à cette réflexion insolite.

– Oui, confirma-t-il, je suis arrivé juste à temps. C'était à nouveau une course décisive où se jouaient nos vies. Je vous avais laissée à l'article de la mort, mais les jeunes femmes vous veillaient.

Fallait-il donc croire qu'elle était un fantôme quand elle l'avait aperçu dans la nuit et l'avait effleuré, voulant l'embrasser ?

Les deux bébés avaient fermé les yeux et ils n'étaient plus que des petits êtres doux, respirant la sérénité et le bonheur d'être en vie.

Elle inclina la tête et, se détournant, posa ses lèvres sur la main de Joffrey. La chaleur de cette main brune qui la soutenait, des doigts énergiques qui l'étreignaient avec tant d'inquiète sollicitude, exaltait la douceur qu'elle éprouvait à s'abandonner contre son épaule.

Sa faiblesse n'était plus coupable. Elle pouvait être faible puisqu'il était là. À demi assis contre le lit, il l'enveloppait de sa vigueur qu'elle n'avait jamais sentie aussi intangible, vitalité forgée par les épreuves, les blessures et les fatigues d'une vie de combat. Aujourd'hui, il était sa force et elle n'avait plus à lutter.

Ce fut un moment délicieux. Un moment qui recommençait ce qui n'aurait jamais dû être brisé autrefois, elle près de lui, tels qu'ils étaient en ce moment même, contemplant leur premier-né dans un petit château du Béarn, au pied des Pyrénées, en la lointaine France.

Elle ne savait pas alors ce qui leur serait imposé à l'un et à l'autre, les chemins imprévus de leurs destins. Destins que le grand eunuque Osman Ferradji annonçait avec effroi et admiration :

« Ils se rejoignent... J'ai lu dans les étoiles la plus étrange histoire du monde entre cet homme et toi... Il vient d'ailleurs... un homme du futur. »

Une voix avait dit aussi :

« Non, pas encore, il doit demeurer sur Terre... »

« Nous ne savons rien, pensa-t-elle. Nous nous croyons les maîtres. Nous croyons que c'est nous qui organisons tout. Chaque coup de gong du destin a sa signification à travers la nue. »

*****

– Je crois maintenant que j'ai failli mourir, lui dit-elle, à sa visite suivante. Car j'ai revu toute ma vie et l'on dit que cela arrive au moment de la mort. Je me croyais en Alger. Ce qui était le plus affreux, c'était de réaliser qu'étant prisonnière de Moulay Ismaël, je ne vous avais pas encore retrouvé. J'éprouvais une déception affreuse.

Il caressa et suivit du doigt la courbe de son visage. Un peu d'ironie plissait ses paupières.

– Je comprends pourquoi vous parliez en arabe dans votre délire. Et vous appeliez sans cesse Colin Paturel, le roi des esclaves.

– Mais il fallait qu'il me délivre du harem afin que je puisse vous retrouver !

– Vous l'avez tant réclamé que je l'ai prié de venir sur-le-champ à Salem.

– De Gouldsboro ? Comment a-t-il pu arriver si vite ? fit-elle, à nouveau inquiète de perdre la notion du temps.

Il rit et reconnut qu'il la taquinait.

En fait, ce voyage était prévu : Colin devait les rejoindre à Salem, où se tiendrait lors de leur passage une réunion des commerçants de Gouldsboro, tels que Mercelot et Manigault avec leurs associés de Nouvelle-Angleterre. À son bord se trouvaient Adhémar et sa femme Yolande, et leur bébé de cinq mois.

Angélique avait la tête trop vide pour chercher d'autres explications à l'heureux hasard des circonstances.

Oui, certes, elle avait failli mourir. Et plutôt deux fois qu'une, et même trois sans exagérer. Tout le monde était d'accord là-dessus. L'on discutait seulement de l'instant qui avait été le plus dramatique et où l'on avait vraiment cru que « c'était fini ».

Pour les uns, ç'avait été lorsque, après s'être redressée avec un cri terrible qui faisait écho aux hurlements de la petite Honorine dans une chambre voisine, elle s'était rejetée en arrière, rigide et livide. Pour d'autres, c'était, au plus fort de l'orage, au plus noir de la nuit, lorsque, la fièvre la consumant, sa respiration se fit si précipitée qu'elle devenait imperceptible et que son cœur parut sur le point de s'arrêter, faute de pouvoir battre à ce rythme dément. Mais la crise la plus grave, celle où elle avait été sur le point de leur « filer entre les doigts », c'était la première, lorsqu'on lui avait vu aux lèvres, dans un visage de cire, un sourire paradisiaque. On croyait qu'elle s'était endormie. L'attention se portait alors sur le petit « miraculé ». Soudain, son époux et les « magiciennes » s'étaient précipités vers elle, et il y avait eu de terribles minutes dans un silence où se jouaient d'insondables décrets, où se combattaient d'incalculables forces.

Le souffle n'était revenu aux témoins qu'avec la disparition de ce sourire d'un autre monde, qui la rendait si belle... pour l'éternité.

On avait vu la fièvre monter et marquer son teint cireux d'une vague incandescente, mais tout valait mieux que le sourire.

La journée suivante s'était passée sans amélioration. Mais, au soir, alors qu'éclatait l'orage, avaient eu lieu les deux autres crises, et on l'avait crue perdue.

Séverine lui raconta que, ce soir-là, Honorine que l'on tenait à l'écart et qu'elle gardait, s'était soudain jetée face contre terre, hurlant comme une possédée, se mordant les bras à pleines dents. Elle n'en serait pas venue à bout si l'une des femmes aux longs cheveux n'était venue, enfin, la calmer.

Séverine, dévorée d'inquiétude, sollicitait des nouvelles. La guérisseuse lui disait que les enfants étaient sauvés, mais que leur mère, comme s'offrant en sacrifice pour leurs vies, avait été sur le point d'expirer. À peine si leurs forces réunies et celles de l'amour que lui portait son époux avaient réussi à la ramener ou plutôt à la maintenir parmi les vivants. Nul ne pouvait encore se prononcer, car elle était la proie d'un accès de fièvre palustre, que les Romains attribuaient au mauvais air – mala aria – des marécages et pour laquelle il était bien connu qu'il n'existait aucun remède. Tout dépendait de la résistance du malade à l'assaut de la fièvre.

La jeune femme, avec laquelle Séverine s'était tout de suite sentie en sympathie malgré son aspect étrange, lui avait affirmé qu'elle et sa sœur feraient de leur mieux pour l'aider dans cette lutte, mais la fatigue du combat marquait leurs traits. Auraient-elles assez de forces pour retenir la mourante au bord de la tombe ?

Séverine, hagarde et oubliée, était demeurée seule, berçant Honorine dans ses bras :

– J'ai prié, madame, guettant les bruits de la maison difficiles à percevoir et à interpréter parmi le fracas du tonnerre.

Enfin, surgissant de la nuit ruisselante, comme un triton d'une caverne sous-marine, le vieux medicine-man Shapleigh était apparu sur le seuil, et avait été conduit au chevet de Mme de Peyrac où il avait pu lui administrer le remède, le seul – une décoction d'écorces ou de racines – qui pût subjuguer l'inguérissable fièvre palustre de trop ancienne et sinistre réputation.

Angélique écoutait et reconstituait avec ses propres souvenirs les épisodes de son délire.

– « Ils » m'ouvriraient la cervelle pour savoir mon secret ! ricanait George Shapleigh. Mais qu'ils crèvent tous des fièvres... De remèdes, je n'en ai point pour eux.