Elle se mit à sangloter de façon hystérique, racontant que c'était justement pour cette raison, parce que tout le monde était affolé, bouleversé, et que l'on criait partout que la comtesse française était morte, que la damnable chose avait eu lieu. Harry Boyd, un engagé, commis d'un marchand voisin, qui guettait la ronde domestique de Mrs Cranmer, la convoitait et lui avait fait savoir de mille façons ce qu'il désirait d'elle au point qu'elle en avait la tête toute retournée, avait compris tout le parti qu'il pouvait tirer d'un tel remue-ménage. La surveillance aiguë du voisinage pour les amours ancillaires s'étant relâchée, il l'avait rejointe en sautant la barrière alors qu'elle traversait la cour sous la pluie pour aller chercher elle ne savait plus quoi, et l'avait entraînée dans la grange.
Et alors ils avaient...
– Calmez-la, pria Angélique, elle me fatigue.
Mais elle criait de plus belle. Elle savait ce qui l'attendait : le pilori, le fouet, la prison, l'infamie, l'opprobre, et de voir doubler son temps d'engagement.
Séverine, devant la tête qu'elle faisait, se mit à rire à perdre haleine comme seules savent rire les Françaises, même huguenotes. La tasse cassée servit d'excuse au vacarme quand on vint s'informer. L'affaire n'irait pas plus loin. Angélique ne tenait pas à ce qu'on raconte qu'elle se promenait dans les airs sur un balai.
Mais, pourquoi un balai ? Quelles étaient les raisons pour lesquelles on donnait aux sorcières un balai à chevaucher ? Trêve de plaisanterie ! Les propos ne prêtaient pas à sourire. Et si les Anglais se montraient plus obsédés par le diable, n'ayant pas les saints du paradis pour les défendre, Angélique ne pouvait oublier que du « côté » français, elle avait été victime d'un fanatisme presque égal. Il avait fallu beaucoup d'habileté de leur part, à Joffrey et à elle, et le concours d'amitiés solides et intelligentes, pour atténuer et réduire à néant les accusations du redoutable jésuite d'Orgeval qui, afin de contrecarrer les entreprises du comte de Peyrac dans le Maine, l'avait accusée, elle, de posséder des pouvoirs maléfiques. Pourtant, il ne les avait jamais vus. Elle avait presque fini par espérer qu'il n'existait pas. Et quand, en arrivant à Québec, ils avaient appris que le père d'Orgeval avait été exilé dans les missions iroquoises, elle avait su que la victoire du premier engagement leur était laissée. Mais la victoire définitive ? Pour la première fois, l'autre jour au conseil, le soupçon que la sourde haine qu'il lui vouait n'avait pas désarmé, lui était revenu. Et souvent, comme l'aile d'un oiseau de ténèbres – et bien qu'elle la sût morte – la crainte l'effleurait qu'Ambroisine, la complice démoniaque du jésuite, n'eût pas dit son dernier mot.
*****
– Ne vous faites pas de souci, mon petit cœur, recommandait Joffrey en la voyant rêveuse, notre navire s'est sorti bellement de la tempête. Pour nous soufflait le vent.
Elle voulait savoir s'il y avait encore des réfugiés du Haut-Connecticut, et il la détournait de se préoccuper de ces questions pour lesquelles ils ne pouvaient rien à présent.
Salem renforçait ses remparts de palissades, et les fermiers des environs s'étaient rendus en cortège à l'office du dimanche, comme autrefois les hommes avec leurs mousquets, encadrant femmes et enfants.
Les milices se rassemblaient pour entreprendre une expédition destinée à renforcer la défense des habitants des frontières. L'État du Maine restait pourtant protégé par le traité de paix que Joffrey de Peyrac avait signé avec le baron de Saint-Castine...
Elle se lèverait bientôt. Elle descendrait dans le jardin où Ruth et Nômie, quand il y avait trop de visites, portaient la bercelonnette.
À partir de ce moment-là, les forces lui reviendraient plus rapidement encore, et l'on pourrait mettre à la voile vers Gouldsboro.
Chapitre 8
Ruth et Nômie, encadrant la sombre Agar couronnée de pampres de vigne sauvage, intercédaient pour la pauvre Bohémienne.
– Milady, emmenez-la à Gouldsboro. Nous avons appris que les personnes les plus diverses y cohabitaient sans disputes et que les femmes y étaient protégées et y trouvaient mari et dot. Il paraît même qu'une Mauresque y a épousé un officier français. Nous vous en supplions. Emmenez cette pauvre enfant car, ici, nous craignons pour elle. Les uns la poursuivent à coups de pierre, les autres l'accusent de les induire en tentation dans la mesure où ils méditent de la violenter, quitte à la tuer peut-être ensuite, en prétextant que le diable est responsable de leur concupiscence. Là-bas, elle pourra trouver une vie plus heureuse...
Angélique commença par leur dire que tout d'abord la Mauresque à laquelle elle faisait allusion, élevée par les dames de Saint-Maur et richement pensionnée par une mystérieuse marraine, n'était plus à Gouldsboro mais à Québec, et qu'elle n'avait pas encore trouvé mari. En l'occurrence, cela tenait plus à ce que la donzelle avait des prétentions très arrêtées quant aux qualités qu'elle exigeait de son futur époux, qu'à une discrimination des jeunes gens canadiens envers son teint de pain brûlé.
Ceci dit, il fallait reconnaître qu'une jolie et innocente fille comme Agar, dont la sensualité spontanée rayonnait comme un soleil de plein été, serait plus à sa place et moins en danger à Gouldsboro que dans la rigoriste et pudibonde Salem. Car, dans l'établissement fondé par un gentilhomme d'aventures comme le comte de Peyrac, il y avait un tel mélange que l'on y affichait davantage de libéralisme. L'on avait cessé de s'indigner les uns sur les autres, chacun s'en remettant au gouverneur Colin Paturel et aux solides institutions qu'il avait mises en place pour faire régner l'ordre, la décence et la discipline indispensables à un port franc afin que chacun des citoyens pût y mener ses affaires sans tracas.
En dehors de contraintes communes, les habitants de Gouldsboro avaient appris à s'incliner devant la liberté intime d'autrui. L'établissement étant fondé tant sur une communauté de huguenots de La Rochelle que sur un contingent de pirates repentis, de filles du roy envoyées par le ministre Colbert pour peupler le Canada et de jeunes filles françaises d'origine acadienne, il n'y avait rien d'autre à faire que de museler les revendications religieuses, voire nationales. Car on y trouvait également des Anglais des frontières, rescapés d'un massacre franco-indien, des Écossais oubliés par l'expédition de sir Alexander, des Acadiens de la baie Française, etc. Agar n'y passerait pas inaperçue, certes, mais elle ne risquerait pas d'inspirer à Gouldsboro ces sentiments de répulsion, d'effroi et d'exécration que suscitait sa personne en Nouvelle-Angleterre et qui pourraient entraîner, un jour, certains fanatiques à lui faire un mauvais parti.
Mais la fille des Roms, lorsqu'elle eut compris de quoi l'on discutait, poussa de grands cris. Elle ne voulait pas quitter ses deux mères adoptives, ni Salem ni rien de ce qui faisait son univers et, à l'entendre, il fallait croire que tout ce qu'elle avait connu en leur compagnie sous le toit de chaume de la cabane des bois ou sous les huées d'une populace dont les grimaces hargneuses et outrancières devaient l'amuser, plutôt que l'effrayer, n'était qu'enchantement.
Ailleurs, qui comprendrait son langage ? Avec qui pourrait-elle communiquer, elle, l'enfant sans racines d'une race différente, abandonnée sous un buisson de sumac et vers lequel le ciel avait guidé les deux seuls êtres à la ronde nés sous la même étoile que celle des proscrits et seuls prêts à la recueillir et à l'aimer ?
Consciente qu'en la privant de leur lumière, on la rejetterait à un monde plus sombre, plus désert et plus glacé que le fond de l'Océan, elle se jeta aux pieds de Ruth et de Nômie en les suppliant de ne pas l'abandonner.