– Vous devez la garder, estima Angélique lorsqu'elles eurent épuisé tous les arguments pour la convaincre. Croyez que nous l'accueillerions volontiers, mais il est clair qu'elle ne peut subsister sans vous. Elle se laisserait mourir.
À cet instant, Mrs Cranmer surgit de derrière les courtines.
– Alors, si vous la gardez, il faudra que vous la clouiez à votre porte par l'oreille, fit-elle d'un ton péremptoire. C'est la coutume. Si un serviteur ou un engagé refuse la liberté qu'il a gagnée, il doit être cloué par le lobe de l'oreille à la porte de son maître pour bien signifier aux yeux de tous que, désormais, il appartient à ce maître et doit le servir jusqu'à la fin de ses jours. C'est une cérémonie à laquelle vous ne pouvez pas vous dérober. J'espère que cette fois vous respecterez la loi, insista-t-elle, en s'adressant à Ruth qui, sans tenir compte de son intervention, se dirigeait vers le berceau des enfants.
Mrs Cranmer se laissa tomber dans un fauteuil dressé au pied du lit pour les visiteurs, la tête un peu penchée, comme résignée d'avance à attendre qu'on daignât lui répondre.
Mais au bout d'un instant, Angélique entendit un léger ronflement et, surprise, la vit plongée dans un profond sommeil.
– Nômie, qu'as-tu fait ? demanda Ruth sans se retourner.
– Je l'ai endormie. Elle commençait vraiment à m'irriter avec ses sottises.
Ruth revenait, portant dans le creux de son coude la petite fille qui s'était éveillée.
– Nômie, tes malices nous coûteront cher !
Nômie riait.
– Ah ! Qu'importe. Nous sommes heureuses !
Elle sauta sur ses pieds et se mit à danser de joie avec Agar qui avait l'air d'un papillon dans sa robe rouge en corolle. Ruth Summers considérait d'un air de pitié amusée la dame endormie.
– On dit que nous sommes folles, mais qu'est-ce à côté de sa folie à elle ? N'y a-t-il pas de la démence dans ces ordonnances qu'il faut appliquer pour prouver à Dieu et à ses voisins que l'on est bon chrétien ? Lui clouer l'oreille ! Oh ! Quel égarement ! Christ n'est-il pas venu pour abolir la barbarie dans les cœurs ? Mais ils ont oublié.
Elle allait et venait, berçant l'enfant et monologuant.
– Nous guérissons les malades, nous nous aimons, nous payons la dîme pour la communauté, et l'on n'en répète pas moins alentour que nous sommes « séparées de Dieu ».
Elle secouait la tête.
– ... Séparées de Dieu ? Non, nous ne le sommes pas, je l'affirme ! Mais épargnées, en dehors de la folie que l'on a édifiée à l'ombre de Son Nom, oui, nous le sommes ! Grâces Lui soient rendues ! « Il nous a retirées et mises au large. »
Nômie avait arrêté sa danse. Elle attrapa un guéridon et le planta au milieu de la pièce.
– Sortez vos cartes, Ruth, mon amie ! Nous devons ouvrir et étendre les tarots devant l'Héroïne afin qu'elle apprenne le sens de sa vie.
Agar jetait des coussins sur le dallage. Ruth présenta la pouponne à Angélique.
– N'est-elle pas superbe ? Elle devient toute ronde et ses yeux prennent la teinte du ciel.
Elle la déposa sur le lit de coussins et la petite entreprit de regarder autour d'elle avec attention.
– Maintenant, levez-vous, intima Ruth à Angélique, et installez-vous dans ce grand fauteuil. Car les arcanes doivent être droits pour être interprétés à bon escient.
Avec leur aide, Angélique s'exécuta en se demandant ce qu'elles tramaient.
Nômie, après avoir disposé un guéridon devant elle, apportait un grand sac de velours à coulisses. Ruth, assise en face d'Angélique, l'ouvrit et en tira un paquet de ces hautes cartes bariolées qu'on appelle lames dans le jeu de tarots.
Elle expliqua que ces cartes avaient reposé deux jours, sans qu'elles fussent touchées ou manipulées par quiconque. Elle avait pris soin auparavant de veiller au sens dans lequel elles seraient disposées, car les cartes de tarots devaient être à l'endroit et non à l'envers, ce qui entraînait l'interprétation vers le versant médiocre ou négatif de l'existence et non vers sa direction positive, généralement d'espoir et d'alacrité.
On avait appris à Angélique dans son enfance que les cartes s'environnaient d'une forte odeur de soufre, mais, plus tard, son passage à la cour des Miracles l'avait familiarisée avec l'art des Égyptiennes, que leur science inquiétante plaçait d'emblée dans l'aristocratie des classes dangereuses.
Ayant entendu parler des talents de Ruth Summers, elle reconnut qu'elle projetait de lui en demander la démonstration. Elle craignait seulement d'être encore trop faible pour participer à la cérémonie.
Ruth secoua son haut bonnet blanc et affirma qu'il n'était pas de moment privilégié ou faste pour consulter le tarot. Le Héros ou l'Héroïne, c'est-à-dire le consultant, devait seulement en ressentir la nécessité.
Elle l'avertit également qu'elle utilisait le jeu des vingt-deux lames – vingt et une, plus une que l'on écarte – qui était issu des « Naïbi », cartes innocentes, mis en usage au XIVe siècle.
Restaient vingt-deux figures appelées atouts pour le jeu de loisir et arcanes supérieurs pour celui de divination.
Ces cartes, qu'elle venait de poser sur la table, lui avaient été données par un marin d'origine vénitienne, faisant partie de l'équipage d'un navire corsaire ou pirate venu des Caraïbes, qui relâchait dans le port.
Alors qu'un jour de marché, après une heureuse vente de leurs bestiaux et de leurs fromages, Ruth, modestement à l'ombre de son époux Brian Newlin, était venue s'asseoir à la taverne de La baleine blanche pour s'y désaltérer d'une bière dans la salle, un matelot vêtu d'une camisole « d'indienne » rose à fleurs, enturbanné de vert, des anneaux d'or aux oreilles, s'était dressé d'un coup, avec son bandeau noir sur l'œil et son perroquet sur l'épaule et, pointant son doigt vers elle, il avait déclaré à forte voix dans un sabir mi-anglais mi-italien, qu'il n'avait pas besoin de deux yeux pour voir que, s'il y avait une seule personne au monde qui avait le don de voyance, c'était elle, cette femme assise là-bas. Et qu'il était prêt à lui apprendre à lire dans les tarots pour mettre fin à tout gaspillage. Or, à la suite de cette étrange tirade, on avait vu Ruth Summers-Brian, née quakeresse et congrégationaliste sous obédience puritaine par mariage, se lever, fascinée, et venir s'asseoir à la table du pirate borgne. La séance d'initiation avait duré deux ou trois heures, dans les brouillards de la fumée des pipes, tandis que le fermier Newlin attendait patiemment dehors près de sa carriole, dans le brouillard. Premier incident singulier qui n'avait pas manqué de revenir en mémoire aux juges lors de l'affaire Shiperhall.
En quittant Salem, le cartomancien des Caraïbes lui avait laissé ce paquet de lames coloriées – rose pour la chair, bleu pour l'âme, or pour l'esprit – qui ne la quittait plus et qu'en cet instant elle présentait à Angélique, la priant de le diviser en trois parties, puis de l'une d'elles en ôter une carte qu'elle mit de côté. Ensuite, mêlant à nouveau le tout, elle les étala et demanda à sa consultante de retirer sept cartes au hasard.
Elle disposa ce premier septennaire en forme d'étoile de David, deux triangles imbriqués d'une certaine façon avec une septième carte au milieu. La lecture se ferait en retournant les figures tête-bêche, en premier celle qui se trouvait en haut, puis celle à son opposé, et ainsi de suite pour chacune des branches de l'étoile, jusqu'à la septième au milieu, très importante, car influençant le verdict général des autres « paires » auparavant découvertes.
Le premier jeu se révéla des plus éblouissants.
Le premier arcane retourné fut le soleil qui se trouva en vis-à-vis de l'impératrice : Angélique.