Plus miraculeux encore et déterminant tout, n'avaient-ils pas obtenu, elle et lui, le pardon –presque une reddition à leur endroit – du plus grand monarque de l'univers, Louis XIV, roi de France, et ce, après un long conflit où tous trois, Joffrey, le vassal vaincu, elle, la sujette rebelle, lui, le souverain implacable, s'étaient portés les pires coups ? Cela était arrivé contre toute espérance. La nouvelle leur en avait été portée alors qu'ils se trouvaient à Québec, hôtes de M. de Frontenac, le gouverneur de la Nouvelle-France, qui avait soutenu leur cause et attendait avec eux le verdict du roi. Il était sans réserve. Le roi de France, redouté sur tous les continents, s'inclinait devant eux, les réprouvés, les exilés, oubliant les offenses, leur rendant titres et richesses, leur ouvrant à nouveau les portes du royaume, et allant jusqu'à accepter d'attendre leur retour, les laissant libres d'en déterminer, eux seuls, le moment et les circonstances.
Angélique, femme comblée, femme gâtée, maîtresse de son destin désormais entre leurs seules mains, protégée et défendue de toute part, libre de vivre heureuse et sans tourments dans les lieux et parmi ceux qu'elle avait choisis, qu'avait-elle eu besoin d'exiger encore du ciel un cadeau, un bienfait, un petit miracle de plus ? Un enfant.
Elle soupira et secoua la tête.
« Tu seras toujours la même ! »
Elle porta la main à ses yeux. Le miroitement des mares d'eau comme autant de louis d'or jetés par poignées à travers la baie l'éblouissait. L'odeur puissante de la grande plaine de goémon étalée devant elle lui causait une légère nausée. On voyait quelques voiles blanches très lointaines se balancer, comme posées à même les roches, dans la brume dorée.
Au pied de la maison, il y avait une place de terre rougeâtre et poussiéreuse où allaient et venaient, même à cette heure de canicule, quelques-uns des actifs habitants de Salem, vêtus de sombre pour la plupart et coiffés du haut chapeau noir à boucles d'argent ou d'acier sur le devant, adopté par les puritains d'Angleterre, lors de la révolution de 1649 fomentée par l'austère Olivier Cromwell.
Les femmes, elles, en majorité vêtues de bleu cru, avec coiffes et grands cols blancs, trahissaient par cet uniforme leur statut d'« engagées », c'est-à-dire de personnes n'ayant pas achevé de payer leur passage au Nouveau Monde par des années de service auprès de ceux qui les avaient commanditées. Ce qui ne les empêchait pas d'avoir l'allure dégagée et assurée de femmes qui, au moins une fois, avaient décidé, en acceptant de traverser l'océan, de choisir leur servitude.
Tout ce monde se déplaçait diligemment, comme tout bon citoyen du Massachusetts, absorbé par le but à atteindre et la tâche à remplir, mais pas au point de ne pas jeter, en passant, un regard curieux et intéressé vers la demeure de sir Thomas Cranmer où l'on savait que les hôtes de Gouldsboro étaient descendus, et apercevoir à sa fenêtre celle que l'on appelait un peu partout, au long des rivages et jusqu'aux établissements des frontières, « la belle Française ».
Car l'on était badaud à Salem comme dans tous les ports du monde où la mer vous apporte, qu'on le veuille ou non, qu'on craigne pour son âme ou qu'on soit disposé à la perdre, tous les spécimens d'humanité parfois séduisants, toujours inquiétants, mais avec lesquels il faut bien tenter de s'accommoder si l'on veut commercer.
La grande dame française n'était pas une inconnue pour les gens de Salem et l'on savait bien des choses sur elle, entre autres qu'elle avait sauvé du couteau à scalp des Indiens ou de la captivité en Canada un groupe de laboureurs anglais de l'Androscoggin, au nord, dans le Maine.
On savait aussi qu'elle était l'épouse d'un gentilhomme d'aventures qui, bien que français et sans doute catholique, entretenait d'excellentes relations avec le Massachusetts, jusqu'à faire construire nombre de ses navires dans les chantiers de la côte.
Leur venue apportait donc un regain d'activités dans la ville, et l'on dissimulait sous l'excuse vertueuse des affaires le plaisir que l'on prenait à observer leurs équipages, leurs toilettes et leurs mœurs, naturellement plus légères et soupçonnées d'être dissolues, mais que l'on excusait puisque françaises.
Cependant, en ce jour, beaucoup d'hommes, après avoir jeté un regard vers la belle étrangère debout à sa fenêtre, détournaient promptement les yeux et affectaient de pincer les lèvres avec réprobation.
Il ne seyait pas, songeaient-ils – et ils en tiendraient le propos à leur femme pour l'instruire et à leur conseil pour l'en avertir – qu'une personne du sexe, dont la maternité prochaine était désormais si apparente et, de plus, drapée de vêtements trop somptueux pour un état qui exigeait discrétion et même confusion, se tînt ainsi à la fenêtre au vu et au su de la cité.
Il fallait vraiment être une papiste dévergondée, n'ayant reçu aucune éducation de pudeur et de décence, pour non seulement se le permettre, mais encore ne paraître en éprouver aucune honte !
Angélique, voyant les regards se tourner vers elle, finit par soupçonner les réactions de quelques-uns. Sachant les puritains très ombrageux sur les questions charnelles, elle se donnait toujours beaucoup de mal pour prévenir leur susceptibilité pointilleuse, mais il y avait souvent quelques petits détails qui lui échappaient.
Comprenant qu'elle choquait les passants en se donnant ainsi « en spectacle », Angélique se retira un peu à l'intérieur de la pièce.
Tout à l'heure saisie d'un étourdissement, presque d'un étouffement, elle s'était approchée de la fenêtre pour respirer un peu. Maintenant elle se sentait mieux. Beaucoup mieux. Elle s'était affolée, car, jusqu'à ce jour, elle s'était sentie en pleine santé et n'avait eu à supporter aucun des inconvénients de son « état », comme disent les gens pudiques. Et cependant, elle en était au septième mois de sa grossesse.
Conviée à l'honneur extravagant d'assister au conseil des édiles de Salem, honneur dont elle se serait fort bien passé, elle n'avait pas hésité à le payer de l'incommodité de se draper dans une ample mante, afin de dissimuler les signes de sa prochaine maternité à ces austères et pudibonds calvinistes qui, pourtant, servaient un Christ ayant instamment recommandé à ses disciples : « Croissez et multipliez ! » Mais, pour les sévères représentants de la confession presbytérienne, il fallait le faire avec le plus de discrétion possible, et cela aurait été encore mieux si l'on avait pu le faire par l'opération du Saint-Esprit. Se souvenant aussi que saint Paul, d'obédience pharisienne, avait dénoncé les cheveux de la femme comme l'un des instruments de la tentation charnelle, et que les puritains étaient d'accord avec lui sur ce point, Angélique s'était coiffée d'une fanchon de taffetas et d'un chapeau à large bord qui lui serrait les tempes et lui avait donné un affreux mal de tête.
Jusqu'ici, durant son voyage, elle n'avait ressenti aucune fatigue. Mais elle commençait à être oppressée par la lourde chaleur humide qui régnait à terre et elle n'était pas en état d'entendre ce que le conseil avait à leur exposer.
« J'ai cru m'évanouir. »
Elle imagina cette pauvre mère anglaise, morte, le crâne fracassé, auprès de ses petits jumeaux, gisant dans l'herbe près de leurs têtes coupées, comme des poupées cassées... Il lui fallait refuser cette vision, sinon elle allait être de nouveau malade. Pourtant, elle s'en voulait d'avoir abandonné à son sort ce pauvre paysan qui était entré, son chapeau rond piqué d'une plume à la main, et qui la fixait comme si elle avait pu ressusciter les siens.