Le jésuite le considéra en silence, les yeux mi-clos, puis, accentuant encore son expression de morgue et feignant l'étonnement, il questionna avec hauteur :
– Qui êtes-vous, monsieur, qui usez si bien de notre langue ?
Joffrey de Peyrac ne put s'empêcher de marquer d'un bref mouvement l'insolence qu'il savait calculée.
– Vous le savez fort bien, rétorqua-t-il. Je suis celui auquel vous deviez être conduit.
– Ah ! Je vois... Ticonderoga, l'homme du tonnerre, l'ami des Anglais et des Iroquois, en bref, M. de Peyrac, gentilhomme français. Eh bien, monsieur, puisqu'il en est ainsi, permettez-moi de me montrer choqué de votre attitude et d'exprimer le regret que vous n'ayez pas eu la courtoisie de vous présenter tout d'abord à moi, comme il se devrait entre compatriotes et gentilshommes.
« Mais vous avez préféré vous adresser d'abord, et avec quelle déférence, à ce païen obtus que vous n'ignorez pas être parmi nos ennemis les plus irréductibles. C'est bien là une volonté de mépris que vous désirez marquer devant ce païen et ces hérétiques pour vos frères de race que vous avez reniés et pour un prêtre de votre religion. Si je ne sentais cette intention dans votre comportement, je n'en ferais pas remarque, car je ne suis qu'un humble missionnaire au service du plus humble des sauveurs qui a voulu naître charpentier et périr au gibet d'infamie, mais sachez que ma famille n'en est pas moins de haute naissance.
Il inclina la tête en un court salut.
– Révérend père Jean de Marville, de la compagnie de Jésus, conclut-il. Et voici Emmanuel Labour, un jeune séminariste de Québec.
Le comte rendit le salut, mais ne fut pas déconcerté.
– Mon père, vous me voyez au regret de vous avoir blessé de quelque façon. Mais en ce qui concerne votre mercuriale à propos des honneurs que je me dois de rendre à mes visiteurs, je m'étonne que vous, qui hantez depuis si longtemps les nations indiennes et iroquoises, vous me fassiez grief de m'être adressé en premier lieu au grand chef Onondagua qui vous escorte. Outre que je le connais depuis longtemps et qu'il est d'un très haut rang lui aussi, je lui devais cette préséance car vous n'ignorez pas que ces peuples sont sensibles à la considération qu'on leur porte et que d'y prendre garde relève de la plus élémentaire prudence. Enfin, je n'ai pas à vous souligner que, loin de vous négliger, j'ai tenu compte du fait qu'étant le capitaine de votre expédition, votre sort et celui de ce jeune homme sont entre ses mains.
« Vous n'ignorez pas, non plus, que s'il lui était loisible de s'irriter et de vous casser la tête à son bon plaisir, ni moi ni ces messieurs de Salem ne pourraient rien faire pour intervenir et le détourner de son dessein.
– Qu'importe ! Il est bon de mourir de la main des ennemis du Christ et parmi les ennemis du Christ. Le sang du martyr ensemence la terre ingrate.
Comme pour donner raison à l'explication de Joffrey de Peyrac, le gigantesque Tahontaghète, qui trouvait que le jésuite lui avait repris un peu trop vite la parole, revint se placer au centre de la scène.
Il entama une harangue en iroquois que seul un nombre restreint de personnes pouvait suivre : Peyrac, le Hollandais, les deux Français et dans les grandes lignes, Angélique qui continuait à avoir l'impression de rêver en entendant la voix rauque de l'Iroquois, tandis que son panache exubérant, garni de plumes de corneilles et de queues de moufettes, s'agitait et frôlait le lustre à pendeloques de cristal du vestibule.
– Oh, cette odeur ! Je défaille, gémissait tout bas Mrs Cranmer qu'éventaient ses domestiques.
Le fort fumet de la graisse d'ours dont s'enduisaient les sauvages pour échapper aux piqûres des moustiques et de la vermine avait vite dominé celui de la cire d'abeille additionnée de benjoin dont les beaux meubles et l'escalier étaient imprégnés.
Lorsqu'on l'avait nommé, Angélique avait enfin reconnu le jeune « donné » canadien, Emmanuel Labour, qu'elle avait rencontré à Québec. C'était un gentil garçon de quinze à seize ans qui voulait devenir prêtre et s'occupait des enfants du séminaire. Il était venu jusqu'à la maison de Ville-d'Avray lorsqu'il était à la recherche du jeune Marcellin de l'Aubignières ou de Neals Abbial qui se sauvaient tout le temps, et elle l'avait invité à partager un gâteau, prenant plaisir à bavarder avec lui.
Elle ne l'aurait pas reconnu, sinon. Tout d'abord, il avait beaucoup grandi, ce qui était de son âge. Mais, hâve, pâle et comme parvenu à l'extrême limite de ses forces, elle ne retrouvait aucune trace de son expression joyeuse sur sa physionomie morne marquée d'un tragique désespoir.
Tout en parlant, Tahontaghète ouvrit une sorte de besace qu'il portait en bandoulière, et comme on se demandait avec appréhension ce qui allait en sortir, il exhiba deux longs lacets de cuir où étaient enfilées des perles blanches et bleues, et une bande plus large et plus longue, constituée par de semblables liens de perles, dont la disposition formait un dessin.
Il commença par tendre au vieux Samuel Wexter les deux lacets, faisant comprendre par une mimique que c'était peu de chose, mais que les représentants des Cinq Nations se devaient de remettre aux Yennglies au moins deux « branches » de porcelaine, comme on les désignait, afin de faire connaître leurs intentions.
Peyrac traduisait :
– À vous, Yennglies de Salem, le grand chef des Mohawks Outtékawatha envoie ces deux « branches » de porcelaine. La première contient sa parole que nous continuerons à ne pas être en guerre vis-à-vis des « principaux » de Salem.
Tahontaghète remit l'autre bandeau à Peyrac. Ces colliers ou « branches » de wampum constituaient pour les tribus comme pour les individus qui en étaient dépositaires un trésor, au moins un trésor de guerre, pouvant être négocié, et avaient valeur de contrat ou de garantie des traités. Souvent aussi, ils n'étaient que de simples messages, exprimant de façon codée et accessible aux seuls initiés, l'annonce d'un événement, une confidence, un avertissement.
Tahontaghète dit qu'il ne traduirait le sens du « collier » de Wampum remis à Ticonderoga que lorsque la Robe Noire, qu'il avait acheminée jusque-là, lui aurait délivré son message, but de leur dur et dangereux voyage, acte qui déterminerait la mission dont il avait été chargé, et de nouveau, en l'écoutant, un sourire amer effleurait les lèvres noircies et desséchées du religieux.
– Soit, dit le comte en se tournant vers celui-ci. Quel est ce message, mon père ?
– Il ne s'agit pas d'un message, mais d'une communication... d'une communication solennelle.
– Je vous écoute.
Le père de Marville se redressa de toute sa taille, ferma les yeux, parut hésiter devant la gravité ou l'ampleur de la tâche qu'il avait à accomplir, puis, fixant son interlocuteur, il énonça d'une voix creuse :
– Donc, à vous en premier, monsieur de Peyrac, je dois porter l'annonce d'une terrible nouvelle. Notre frère en Jésus-Christ, le R.P. Sébastien d'Orgeval, jésuite, est mort martyr aux Iroquois.
Les assistants se répétèrent et se traduisirent la, nouvelle en chuchotant, ceux qui ne comprenaient rien à la scène plus tremblants encore que les autres.
– Oui, il est mort, reprit-il fiévreusement, je l'ai vu expirer à la suite d'un long martyre dont je dus être, ainsi que ce jeune homme, l'impuissant témoin ; torture plus affreuse pour nous que n'aurait été celle de partager la sienne.
Il se mit à décrire avec un luxe de détails minutieux les supplices infligés au père d'Orgeval par ses bourreaux, soigneux de ne pas le faire mourir trop rapidement : alênes rougies au feu traversant les faisceaux de muscles mis à vif, baptême de sable brûlant sur le crâne scalpé, charbons ardents enfoncés dans l'orbite dont on avait fait sauter l'œil...