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Au son de sa voix qui résonnait avec netteté dans le silence revenu, le jésuite tourna lentement les yeux vers elle.

Angélique aurait pu se démonter parce que, convalescente, elle se trouvait en « négligé » et assise sur les marches de l'escalier. Mais ce vêtement de soie et de dentelles, fort correct et enveloppant, pouvait passer, en Amérique, pour une toilette somptueuse ; en outre, assise ainsi à mi-chemin de l'étage, entourée de toutes les femmes de la maisonnée, dont certaines assises à ses pieds, elle occupait une position élevée et, telle une reine du haut de son trône, pouvait considérer de haut l'adversaire. Aussi, se sentait-elle prête à croiser le fer sans aucun embarras.

Joffrey de Peyrac avança d'un pas, prenant de vitesse l'irascible ecclésiastique si pointilleux sur l'étiquette.

– La comtesse de Peyrac, mon épouse, présenta-t-il.

L'autre ne parut pas entendre : le regard qu'il posait sur la grande dame entourée de ses suivantes semblait à la fois de glace et de feu et elle aurait été la seule à traduire avec justesse son expression. Voyant qu'il ne soufflait mot et semblait attendre la suite, elle continua donc avec calme et assurance :

– Je ne vous scellerai pas le nom de cet espion, car lui-même, lorsqu'il eut regagné les rivages de Nouvelle-France, ne se cachait pas de son rôle, ni des directives qu'il avait reçues de son supérieur, le père d'Orgeval, et de l'ordre qui lui avait été fait par celui-ci de se rendre incognito en Nouvelle-Angleterre5. C'était un membre de votre compagnie, le R.P. Louis-Paul Maraîcher de Vernon, et comme je suis persuadée qu'il ne vous est pas inconnu, je suis prête à vous donner sur votre frère en religion des renseignements qui vous convaincront de la véracité de mes dires. Au cours d'un voyage de plusieurs jours, j'ai eu le temps de le bien connaître.

– Je m'en doute ! opina-t-il avec un demi-sourire entendu et insultant.

Brusquement, comme s'il se désintéressait d'elle, il se retourna vers le vieux Wexter qui était en train de donner à voix basse des instructions à un domestique afin que celui-ci allât chercher dans son cabinet de travail la cassette contenant les fameux documents sur les espions papistes.

– Non, inutile, sir ! lui jeta-t-il. Je connais vos ruses, à vous autres hérétiques. Ce ne serait pas la première fois que ces messieurs de la Réforme se livreraient à de grossières fabrications de faux pour avilir et détruire la religion catholique, apostolique et romaine, la seule vraie.

– God's blood ! explosa le vieillard.

Sous l'effet de la fureur, il ébaucha un mouvement pour se jeter sur le provocateur. Mais Joffrey de Peyrac et lord Cranmer s'interposèrent.

Et le père de Marville prenait ainsi sa revanche sur des ennemis honnis, enfin traités à la mesure de leur nuisance. Mais il avait encore une dernière chose à dire.

Revenant à Angélique, il tendit un doigt fulgurant vers celle dont le renom était chargé pour lui de malédictions et qui avait cru pouvoir lui parler impunément avec la civilité des cœurs purs.

– Quant à vous... vous êtes la dame du lac d'Argent ! s'exclama-t-il d'une voix forte. Et vous ne m'abusez pas. Car sachez qu'il vous accusa, madame, avant de mourir, en criant : « C'est elle ! c'est elle ! C'est par sa faute que je meurs. »

Il laissa l'écho de ces paroles s'éteindre, puis reprit d'un ton sourd :

– Mais vous recevrez votre châtiment pour vos fautes. Et vous aussi, continua-t-il en se tournant vers le comte de Peyrac, vous qui vous êtes fait l'esclave d'une Messaline et qui, dédaigneux du bienfait des peuples, liez vos décisions les plus graves aux caprices licencieux et futiles d'une femme sans conscience !

Cette fois, dans l'antichambre de Mrs Cranmer, c'était la panique et l'indécision. Les Anglais ne comprenaient plus rien aux anathèmes lancés par ce furieux dont l'obédience diabolique tant de fois dénoncée par leurs pasteurs éclatait, en ce jour, à leurs yeux écarquillés par la crainte.

Mais pour avoir surpris l'expression farouche de celui qu'il appelait l'homme du tonnerre, Tahontaghète, l'Iroquois, devina que leur allié avait été insulté et il bondit, la main sur le manche de son tomahawk, son regard d'eau noire oscillant de l'un à l'autre de ces Blancs surprenants et si bizarrement accoutrés, cherchant d'où partirait le signal qui lui donnerait licence de briser quelques crânes.

Chargé de haine et de crainte, un silence tendu régna.

Une fanfare soudaine qui éclata dans les étages et qui tenait à la fois de la cornemuse écossaise et du couinement de porcelets qu'on égorge, le rompit. Force fut aux antagonistes présents de faire taire leurs querelles afin d'en déterminer l'origine, toutes les têtes se tournant, telles les voiles dociles d'un navire sous un souffle de vents contraires, dans une même direction, et de reconnaître, en ce concert vigoureux, les voix des deux nourrissons en colère.

Après un moment d'incertitude, la gent féminine rappelée à ses devoirs se dressa, comme mue par un ressort, et s'élança vers les hauteurs.

Dans la grande chambre désertée, debout sur un tabouret qu'elle avait traîné jusqu'au berceau, Honorine contemplait, avec une expression indéchiffrable, l'effervescente révolte de Raimon-Roger et de Gloriandre.

Quel instinct obscur leur avait fait prendre conscience du désintérêt dont ils étaient l'objet ?

Ils se lancèrent à petits poings fermés dans une rage étourdissante, et nul ne put décider qui, de la fille ou du garçon, hurlait le plus. Ruth et Nômie, penchées sur les petits visages également cramoisis et hurlants, ne parvenaient pas à déterminer si c'était de la fille ou du garçon qu'elles s'étaient emparées chacune dans leur précipitation et qu'elles promenaient et secouaient en tous sens dans le but de les apaiser, car leurs béguins leur étaient descendus sur le nez.

En tout cas, l'incident apporta la preuve que Raimon-Roger avait rattrapé son retard en taille et en vigueur.

Séverine s'était précipitée sur Honorine à laquelle elle faisait subir un interrogatoire en règle. Mais la jeune personne y opposait un mutisme total, tout en assistant à la manifestation de révolte des jumeaux avec une évidente satisfaction.

Comprenant qu'elle ne gagnerait rien à pousser trop loin l'enquête, l'adolescente finit par l'emmener se promener dehors et Honorine parut heureuse.

Chapitre 10

Ruth avait supplié Angélique de se remettre au lit et elle retrouva le contact de ses draps et la position allongée avec un infini plaisir.

Dans sa vie bien réglée de Salem, où le charme de la maison compensait la rigueur des préceptes, l'intrusion du jésuite et de l'Iroquois, émanations de la forêt tant redoutée, venait de rompre pour elle les délices d'une convalescence où fleurs, fruits, mets délicats, visites cordiales et présents jouaient un grand rôle.

En fait, ce n'était pas une surprise ! Et pourquoi manifester tant d'émotion ? Car ce que le père de Marville avait annoncé, les tarots de Ruth Summers le lui avaient déjà révélé.

Les voyant toutes deux marries et bouleversées à son chevet, Angélique les interpella :

– N'auriez-vous pu user de vos pouvoirs, leur demanda-t-elle, pour suspendre les diatribes de ce forcené avant qu'il ne mette tout le monde à deux doigts de l'assommer ?

Prises de court, les frêles magiciennes reconnurent que, devant ce spectacle insolite, elles n'avaient été, le temps de son déroulement, rien d'autre que deux femmes dévorées de curiosité. De plus, malgré les ruptures qu'elles avaient opérées avec leurs propres sectes, quakerisme ou puritanisme, elles restaient filles de la Réforme qui, depuis plus d'un siècle, parait la tiare pontificale et ses serviteurs d'une auréole infernale.