– Souvenez-vous comme nous avait traités Guérande, lorsqu'il était venu à notre campement au bord du Kennébec. Et hier, ce Marville ! fit-elle.
En se remémorant la scène de la veille, Angélique reconnaissait qu'on ne pouvait dénier le courage aux porte-parole du père d'Orgeval.
Il n'était pas facile d'attaquer de front un Joffrey de Peyrac, surtout en paroles, et les rares fois où elle avait été témoin de scènes de ce genre, c'était le fait d'individus qui avaient « perdu la tête ».
D'ailleurs, à certains moments, elle n'avait pas été sans se demander si, pour le père de Marville, tout jésuite qu'il était, les souffrances qu'il avait endurées chez les Iroquois ne lui avaient pas légèrement dérangé la cervelle.
Cela avait atténué la juste colère qui aurait pu s'emparer d'elle.
Son attention en fait avait été détournée par elle ne savait quoi d'artificiel dans l'excès même de son arrogance. Un mensonge s'embusquait derrière ses discours, mais de quelle sorte ? et à quels moments en avait-elle eu le soupçon ? en quels propos avait-elle perçu la fêlure qui menaçait de le briser ?
En arrière-plan, une « vraie » douleur donnait aux accusations forcenées, et aux insultes du jésuite, une trame pathétique.
Et comme s'il suivait la marche de sa pensée, Joffrey de Peyrac murmura avec un hochement de tête :
– N'empêche, je m'interroge : qu'est-il arrivé de si horrible, pour qu'un individu bardé de fer comme ce Marville en soit si profondément affecté ?
– Il est arrivé que... le père d'Orgeval est mort, Joffrey. Et croyez-moi, c'était un homme très aimé. Sans doute une séduction calculée, entretenant son pouvoir sur les êtres, je l'ai compris à Québec. Même ceux qui lui tournaient le dos et qui avaient pris parti pour nous lui gardaient un sentiment. Et c'est cela peut-être qui va le rendre plus dangereux mort que vivant.
– Je reconnais que ces messieurs de la compagnie de Jésus ne sont pas faciles à manier, ni à circonvenir. Pour dominer les consciences, ils ont suivi un apprentissage rigoureux, une formation ésotérique et intellectuelle de plusieurs années. Le secret, la puissance, une règle qui comporte des exercices menant à l'exaltation de qualités exceptionnelles et certaines affinités occultes, cela fait une armure sans faille. Aussi bien, c'est une armée et leur supérieur est un général. Une armée qui a reçu du pape qu'elle défend des privilèges exorbitants, tels que celui que quiconque « attaque l'ordre sera frappé d'excommunication de droit et de fait ». Même un évêque...
– Hier, quand ce père de Marville vous adressait la parole, avec quelle insolence, j'ai eu la vive sensation que le père d'Orgeval parlait par sa bouche. Son esprit s'est peut-être glissé en lui ?
Joffrey sourit et répondit qu'après avoir songé à riposter durement et à faire payer très cher au religieux ses insultes, il s'était ravisé. Le père de Marville était réputé pour ses attaques verbales et son fanatisme. Volontairement, le père de Maubeuge le maintenait éloigné de Québec, sur le front des missions iroquoises, toujours dangereuses, et où sa hargne obtenait plus des sauvages que la bénignité de ses prédécesseurs.
Baptisés ou païens avaient fini par redouter autant ses imprécations que ses menaces d'enfer, et le croyaient habité par l'esprit d'un carcajou, ou glouton6, cet animal qu'ils redoutent pour ses tours diaboliques, ses vengeances subtiles et tenaces.
– Je vais me contenter de le faire protéger et de lui obtenir un passage sur un navire repartant vers l'Europe.
– Il emporte avec lui des missives qui nous calomnient et pourraient nous nuire.
– Qu'importe ! L'on ne peut retenir toutes les feuilles mortes qu'emporte le vent du diable. Ses outrances lui nuiront peut-être ! Et puis, en toute justice, ma chère, je reconnais qu'il y avait du vrai dans sa dernière accusation contre moi, et si les mots qu'il employa n'avaient pas visé à donner une image fausse et péjorative de celle qu'il me reprocha d'aduler, j'aurais rendu hommage à sa clairvoyance. Car cela est vrai, madame, vous êtes TOUT pour moi, et je suis à vos ordres, et je suis votre esclave.
– Ne le dites pas trop haut, supplia-t-elle, sinon, « ils » vous brûleront encore.
Chapitre 11
La visite mouvementée à la maison des Cranmer avait eu pour Angélique l'avantage de la tirer de son lit : ayant franchi un cap difficile de sa convalescence en se levant spontanément et en descendant l'escalier, elle eut à cœur d'entretenir ses progrès. Le lendemain, elle renouvela son exploit, se fit habiller et descendit au jardin. On l'avait installée dans un fauteuil. Elle savoura le soleil qui était encore un soleil d'été, virant au vert à travers les feuillages.
Une fine odeur de fraises des bois vint à ses narines, parmi les parfums de fruits mûrissants, et celui plus soutenu qui émanait du carré d'herbes médicinales et aromatiques qu'entretenait chaque ménagère anglaise dans un coin de son jardin. Le parfum de fraise était fugace comme un rêve. Il revenait porté par une brise imperceptible qui faisait penser au souffle d'une haleine lorsqu'elle la sentait effleurer sa joue. Elle s'arracha à son engourdissement presque voluptueux. Elle voulait marcher dans les allées. Délaissant le fauteuil qu'on lui avait disposé à l'ombre d'un tilleul, elle se leva. Pas encore très assurée, elle partit à la recherche des fraises. Elle les trouva cachées par les herbes sèches qui jaunissaient au bord de l'allée.
Ce n'était que fantaisie. Le goût de la vie qu'elle retrouvait, de sa discrète et délicieuse saveur sur sa langue.
Le temps des baies ne s'annonçait pas encore, qui lançait tous les colons du Nouveau Monde septentrional, Français ou Anglais, hommes, femmes, enfants, munis de paniers, à travers les grands espaces de courts feuillages rougeoyants : baies de toutes sortes, bleues, noires, violettes, rouges, roses, jaunes, prunelles, myrtilles, cassis, mûres, framboises, et surtout celles que les Français appelaient « bleuets », petits fruits des bois, gorgés de sucre et de soleil qui, séchés, préserveraient les hivernants du mal qui menace ceux qui sont privés, de longs mois, de légumes ou de fruits frais, le mal des pionniers et des matelots, le scorbut.
« Ils doivent se préparer pour la cueillette, à Wapassou. Nous arriverons peut-être à temps pour les dernières myrtilles rouges », pensa-t-elle.
La barrière de l'enclos grinça, quelqu'un était entré et la rejoignait par le petit sentier envahi d'herbes folles.
– Madame de Peyrac !
La voix s'élevait, étouffée et plaintive.
En se retournant, elle vit le « donné » canadien qui se tenait derrière elle. Le reflet des feuillages accusait la lividité de sa peau presque transparente. Il avait l'air d'un fantôme.
– Je n'ai pu hier vous aborder, madame de Peyrac.
– Emmanuel ! Vous êtes Emmanuel Labour, n'est-ce pas ? Moi aussi, je vous ai reconnu. Nous étions bons amis à Québec. Vous vous occupiez des enfants du séminaire et vous avez eu souvent l'occasion de venir chez moi m'entretenir de notre protégé, Neals Abbial, et de Marcellin, le neveu de M. de L'Aubignière qui se sauvait tout le temps. J'ai su ensuite que vous aviez voulu consacrer deux années de votre vie au service des jésuites, dans leurs missions des Grands Lacs.
Il approuva d'un air morne.
– C'est un vœu que j'ai fait, lors de la descente des Iroquois sur Québec, d'aller servir comme « donné » si je parvenais à sauver les enfants du cap Tourmente...
– Vous avez été exaucé. Et vous avez accompli votre promesse. J'en devine le prix.
– Hélas ! murmura-t-il.
Elle s'étonnait de son abattement. Si terribles qu'eussent été les épreuves qu'il venait de traverser, elles n'auraient pas dû affecter à ce point ce garçon qu'elle avait connu joyeux et plein d'entrain, fils du pays et, comme tel, endurant de nature, endurance qu'avaient forgée dans sa petite enfance trois années de captivité chez les Iroquois après qu'il eut vu tous les siens scalpés sous ses yeux.