Ce fut la bousculade. On se pressait autour d'Angélique. Chacun voulait la féliciter et presque la toucher. Certains ne crurent qu'alors à sa résurrection. Elle aperçut des familiers, habitants de Gouldsboro, l'armateur Manigault et le papetier Mercelot accompagné de sa fille Bertille qui l'aidait à tenir ses écritures dans ses déplacements d'affaires. Les deux hommes lui serrèrent la main avec affabilité, en donnant de confuses explications sur leur abstention à la visiter pendant sa convalescence, car ils avaient dû se rendre à Boston, et jusqu'à Providence, pour rencontrer les marchands avec lesquels ils traitaient. Les huguenots se montraient fort industrieux et Angélique préférait les voir requis par leur travail comme à La Rochelle, que gémissant sur la rudesse des rivages où la persécution du roi de France les avait exilés et où ils devaient recommencer leur existence, plus démunis que le moindre mendiant à qui, jadis, grands bourgeois, ils faisaient l'aumône. Or, ils n'avaient pas été longs à se remettre en selle et elle leur confirma sa satisfaction de les voir engagés dans de fructueuses opérations commerciales : moulins à papier à établir dans le Massachusetts pour Mercelot, navires à armer et envois de marchandises à échanger avec les îles françaises de la mer des Caraïbes et La Rochelle pour Manigault. Ne leur en voulant pas, elle comprenait fort bien qu'il était plus indispensable pour eux de jeter les bases de leurs tractations avant le retour de la mauvaise saison, plutôt que de perdre pour une visite au chevet d'une convalescente les heures précieuses de l'été. Leur amitié était trop ancienne pour qu'elle se formalisât, et en toute simplicité, elle avait eu plus qu'il n'en fallait de visites et de compagnie.
Cependant, il ne serait pas dit qu'ils pourraient quitter Salem sans qu'un suprême tourbillon vînt leur rappeler que le vent qui y soufflait le plus fréquemment, c'était le « vent du diable ». Un incident des plus imprévus éclata. Parmi les témoins de ce triomphe, la fille du papetier Mercelot en supportait difficilement les manifestations. Cette jeune Rochelaise, au demeurant fort gâtée par la chance et la nature, car elle était jolie et de belle tournure, semblait n'avoir jamais cessé de faire peser sur son entourage sa rancœur de n'être pas née, par les effets du sort malavisé, reine de France. Non seulement fâchée d'avoir cessé d'être le point de mire des regards sur le quai de Salem où tous ces puritains, elle en était persuadée, ne manquaient pas, avec leurs airs en dessous, de remarquer une aussi jolie fille et de la lorgner, elle se retrouvait momentanément oubliée, effacée, par l'éclat et le succès de celle qu'elle considérait comme une rivale et dont elle entendait courir le nom sur des lèvres admiratives :
– The nice French woman ! The nice French woman of Gouldsboro.
Elle en conçut de l'aigreur et ne put résister à combattre tant de stupide engouement, qui ne s'expliquait pas à son sens. Au moins essayer, si possible, de troubler d'une goutte de verjus la satisfaction qu'aurait pu retirer cette insupportable comtesse de Peyrac, de se voir tant adulée, et apparemment tant admirée et tant aimée. Elle se faufila jusqu'à Angélique et réussit à attirer son attention en lui sautant au cou, l'embrassant avec effusion et quatre fois. Puis, à mi-voix :
– Vous voilà moins faraude, dame Angélique, lui glissa-t-elle sans cesser de sourire de toutes ses jolies dents blanches et perlées, avec vos jumeaux nouveau-nés et vos cheveux blancs ! N'est-ce pas ridicule et imprudent ? À votre âge ! En tout cas, ce n'est pas moi qui me laisserais abîmer la taille par une maternité !
Angélique, dans le brouhaha, n'aurait saisi que quelques bribes de ce discours, prononcé en français par une jeune femme qu'elle ne reconnut pas aussitôt et qu'elle prit pour une Anglaise, surprise d'ailleurs d'avoir été baisée quatre fois sur les deux joues – coutume française et provinciale, mais déplacée en Nouvelle-Angleterre où était déjà peu apprécié de se toucher le bout des doigts pour un salut –, elle n'y aurait rien compris, ni l'allusion ni l'intention, si, près d'elle, Séverine Berne, qui n'avait pas perdu une miette des paroles de Bertille qu'elle détestait, n'avait éclaté en imprécations.
– Ce que vous pouvez être mauvaise, Bertille Mercelot, s'écria-t-elle, indignée. Votre cœur suinte l'envie comme une dame-jeanne fêlée suinte son huile rance ! Tout ce que l'on accorde aux autres est autant qu'on vous retire !
– De quoi vous mêlez-vous, chipie intrigante ? Est-ce à une petite fourmi noiraude et maigrelette comme vous de juger de la beauté des femmes qui sont de vraies femmes, alors que vous n'êtes qu'une gamine, juste bonne à faire la camériste ?
– Je suis née dans la même rue que vous à La Rochelle et vous n'avez que trois ans de plus que moi. À mon âge, vous aguichiez tous les porteurs de hauts-de-chausses qui passaient et, à cause de vos agissements stupides, vous avez fait pendre le Maure du Gouldsboro. À votre place, je ne me vanterais pas tellement d'être une vraie femme, avec de pareilles erreurs sur la conscience.
Bertille s'écarta avec un sourire dédaigneux et ironique, feignant l'indifférence.
– Écoutez-moi donc, chipie vous-même, cria Séverine, en l'attrapant par son collet de dentelle, vous n'aurez jamais de mari, si belle que vous vous croyiez !
– Mais vous oubliez... vous oubliez, protestait Bertille que l'autre secouait comme un prunier, vous oubliez, sotte vous-même, que j'en ai déjà un, de... de mari.
– Grand bien lui fasse, pauvre malchanceux ! Il ne vous distribue pas assez de soufflets. Excusez-vous pour vos paroles malveillantes. Et puis, d'abord, dame Angélique n'a pas les cheveux blancs. Ils sont comme de l'or, tout le monde les lui envie. Tandis que les vôtres, si vous ne les rinciez pas à la camomille... Tenez, ce n'est que du chiendent...
Elle saisissait à pleines poignées les boucles bien rangées de Bertille Mercelot qui poussa des cris de douleur et de rage, et attrapa à son tour la coiffe de Séverine dont les longs cheveux noirs se répandirent sur les épaules.
Les badauds de Salem s'étant reculés à courte distance, dans le prudent souci d'échapper aux retombées du pugilat, formaient cercle et écoutaient cet échange de paroles vives en se disant que la langue française était décidément une fort jolie langue, son usage ne parvenant pas à rendre vulgaire à leurs oreilles des propos que l'on devinait peu amènes. Ils estimaient que ses chantantes et harmonieuses tonalités communiquaient un lyrisme de théâtre au spectacle que leur offraient deux jolies « papistes » se prenant aux cheveux et se battant comme des harengères dans la poussière rouge de leur cité si compassée.
Promptement interrompu par les poignes solides des huguenots rochelais Mercelot et Manigault, cet incident put être considéré comme le dernier des événements qu'avaient apportés les « étrangers » en cette saison au Massachusetts.
Chapitre 14
– Cette Bertille a un cœur de pierre, pleurait Séverine qu'Angélique, dès qu'ils furent à bord, avait fait venir près d'elle pour qu'on lavât d'une eau de benjoin ses égratignures. Elle ne sème que tristesse et discorde. C'est à cause de ses coquetteries que le Maure de M. de Peyrac a été pendu au grand mât, pendant notre traversée de l'Atlantique. Souvenez-vous, dame Angélique, je me réveille la nuit en y songeant. Cela me fait pitié, pour ce Noir, mais aussi pour M. de Peyrac qui fut contraint de pendre son serviteur à cause de cette sale petite idiote. Heureusement que Kouassi-Bâ n'était pas à bord durant ce voyage. Sinon c'est lui que M. de Peyrac aurait été obligé de pendre et ç'aurait été beaucoup plus affreux que pour le Maure.