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Dans son hamac, Angélique continuait de recevoir comme en sa ruelle. Et des visiteurs désireux de s'entretenir avec elle venaient de partout.

Adhémar lui apportait solennellement des plats mijotés par lui à son intention. M. Tissot et le cuisinier du bord admettaient le soldat déserteur en leur domaine parce qu'il révélait un indéniable génie culinaire dans ses préparations et qu'il était difficile au surplus de se débarrasser de lui par le raisonnement ou la simple injonction à vider les lieux, la force elle-même n'assurant pas la victoire. Et, lorsqu'il s'agissait de mettre au point un mets pour Mme de Peyrac, ce militaire timoré, enrôlé à son insu par un recruteur sans scrupules et qui ne cessait de trembler depuis qu'il s'était réveillé d'une néfaste saoulerie, à fond de cale et en partance pour le Nouveau Monde, ce militaire malgré lui qui n'échappait au scalp chez les Indiens que pour être menacé d'estrapade chez les Français et de pendaison chez les Anglais, ne connaissait plus la peur dès qu'il se trouvait une casserole en main, plutôt qu'un fusil, dans l'intention d'élaborer un chef-d'œuvre pour Angélique. Il avait mis au point deux recettes qu'elle affectionnait : les gaufres de crabe à la crème et le poisson du « Sud-Est », plats déjà traditionnels parmi les Français ou Écossais des îles et des côtes du Maine et de la baie Française : de la morue dessalée, accompagnée de petits lardons, de concombres, et de deux légumes qu'on ne trouvait que dans certaines îles : des petits pois, que Mme Mac Grégor cultivait dans Monégan en souvenir de sa mère, qui en avait apporté la semence de France en son premier voyage, et un fruit dont des pirates d'Amérique du Sud avaient doté certains emplacements pas trop éventés, la tomate. Tous deux, comme on le savait déjà, mets servis à la table du roi de France où ils étaient encore considérés comme rares.

Par bribes, Angélique avait fini par faire la lumière sur la présence qui s'était avérée providentielle du couple Adhémar-Yolande et de leur précieux bébé, à Salem. Bien qu'elle fût prête à admettre toutes les interventions célestes, leur arrivée à bord du Cœur de Marie n'était pas fortuite. La réalisation du projet de venir s'installer en Nouvelle-Angleterre leur avait pris presque deux années.

Lors de sa captivité chez les Bostoniens, le soldat français Adhémar que l'Anglais Phips, puis le tribunal de Boston, ne sachant qu'en faire, avaient transféré sur Salem, avait attiré l'attention du propriétaire français de L'ancre bleue qui, dès ce moment, voulut se l'attacher à ses cuisines, voire lui confier la marche d'une auberge de luxe qu'il comptait ouvrir comme traiteur pour les hautes personnalités de la ville et pour les riches étrangers de passage. Après l'avoir fait rechercher jusqu'au Canada et après de nombreuses tractations transmises de barques à navires, Adhémar, qui entre-temps avait convolé en justes noces avec la solide Acadienne Yolande, fille de Marcelline la Belle, avait accepté de revenir chez les Anglais, cette fois non comme prisonnier de guerre mais en vue d'une carrière plus en rapport avec ses capacités natives et plus lucrative que celle de soldat du roi de France, bien qu'elle accentuât les dangers qui pesaient sur lui en tant que déserteur de l'armée française et traître à sa patrie, passé à l'ennemi.

– Mais alors, vous nous devez, à Raimon-Roger et à moi, d'avoir dû changer vos plans et annuler vos engagements, dit Angélique, lorsqu'elle eut enfin débrouillé l'histoire. Le patron de L'ancre bleue doit nous en vouloir ! M. de Peyrac s'était arrangé avec celui-ci qu'il connaissait de longue date...

– Nous verrons plus tard, assura Adhémar qui, une fois de plus, ne se sentait en sécurité que sous l'égide de Mme de Peyrac.

Quant à Yolande, elle n'était pas tellement certaine qu'elle se serait plue chez les English, les rapports des Acadiens de la baie Française avec ceux-ci ayant toujours été fort mitigés et la coutume voulant que, lorsque d'un établissement français on voyait poindre une voile anglaise, le mieux pour les habitants était d'attraper leurs marmites et de se réfugier dans les bois chez les Indiens mic-macs ou etchemins, en attendant que ces Bostoniens de malheur aient fini de piller leurs pauvres baraques. Encore heureux s'ils ne les avaient pas incendiées.

Aujourd'hui, la paix régnait sur les rivages panachés de la tumultueuse French's bay, aux marées les plus hautes du monde. Mais il y a des souvenirs qui vous restent dans le sang et Yolande, l'Acadienne, n'était pas trop déçue d'un prétexte qui la ramenait encore pour l'année vers sa contrée natale.

Angélique, ce point réglé, remit à l'arrivée de Gouldsboro les décisions à prendre à propos des deux nourrices desquelles dépendait la santé des fragiles enfants. Yolande raffolait de son nourrisson Raimon-Roger, et son petit gars, solidement bâti à son image avec le regard écarquillé et naïf de son père, ne se montrait pas jaloux de la petite larve humaine qui partageait avec lui le lait d'un sein généreux.

Mais le couple acadien envisagerait-il d'accompagner la caravane jusqu'à Wapassou pour l'hiver ? L'affaire n'avait pas encore été abordée.

Quant à la petite Indienne qui allaitait Gloriandre, pour elle aussi et la famille du vieux medicine-man Shapleigh, la question restait posée.

Mais d'un commun accord, la trêve de la traversée était respectée, car si ce n'était pas en ces journées sur la mer, où l'on est détaché des obligations que l'on s'est forgées sur une rive et non encore happé par celles qui vous attendent sur l'autre, si ce n'était pas en de tels moments qu'on se laissait aller à un sentiment de liberté et d'irresponsabilité, il n'était pas certain que d'autres pourraient se présenter.

Plusieurs personnes désiraient connaître la recette des gaufres de crabe à la crème, sortes de pâtés cuits au four, ou de beignets jetés dans l'huile, contenant une onctueuse farce de crabe, cuite dans un bouillon de poisson, puis poivrée et additionnée de crème. De la crème aussi entrait dans la confection de la pâte, dont les œufs devaient être de préférence de dinde, d'oie, de cane ou de pintade, mais pas de poule, et dont l'huile était de noix ou de tournesol. En plus d'une pincée de sel, on devait ajouter pour la faire lever deux cuillerées de natron, dont on trouvait des plaques en gisement un peu partout sur le littoral, et qui donnait une autre sorte de fermentation que la levure de bière.

Il fallait les manger brûlantes, et naturellement arrosées de crème aigre, puis saupoudrées de sucre brun pilé, ou nappées de mélasse, ou, à défaut, de sirop d'érable. En bref, et avec une pointe de gingembre ou de muscade, un mets typique de la Nouvelle-Angleterre, retouché par le génie inspiré de la gastronomie française.

Il y avait des discussions dans les deux langues, française et anglaise, qui tendaient à établir avec autant de feu que le tracé des frontières, ce qui déjà relevait des talents de la gastronomie nationale.

Le clam-chowder, avec lait, oignons, pommes de terre et beurre, venait des Français par le mot chaudière, qui avait donné chaudrée, puis chowder.

Mais celui au homard et les clampies, tartes aux praires ou autres coquillages, étaient de New England de même, en principe, que tout ce qui s'arrosait de mélasse ou se relevait d'épices qui manquaient chez les Français, trop pauvres pour pouvoir s'en procurer autrement qu'en commerçant avec les Anglais, ou des navires des Caraïbes, s'il s'en présentait sans intentions malveillantes.

Les premiers jours, on eût dit que la Nouvelle-Angleterre ne survivait dans leurs pensées que sous ses aspects les plus aimables : ses plats nombreux, la douceur des homes caractérisés par de beaux objets, la variété de son commerce qui la comblait des meilleurs produits du monde entier par une habile entorse faite au Staple act.