Joffrey de Peyrac était français. Cette différence faisait sa force et le désignait aujourd'hui comme arbitre entre deux mondes aux conceptions et croyances opposées.
Les Anglais aimaient en lui une aventure d'immigration qui ressemblait à la leur. La plupart de ceux qui avaient fondé ces États anglais depuis la Virginie jusqu'au Maine, n'étaient pas des gueux ni des fonctionnaires dépendant du roi comme en Nouvelle-France. C'étaient des bourgeois, des gens aisés, des nobles. Ils étaient partis avec leurs familles, leurs biens, leurs serviteurs et souvent une charte royale qui garantissait leur indépendance quasi souveraine.
Le gentilhomme français, prenant en charge pour le développer un territoire disputé, mais peu peuplé, s'assurant les alliances des uns et des autres pour s'y maintenir en paix, leur ressemblait comme un frère et préfigurait la position que, sans se l'avouer, ces colonies disparates, de confessions ennemies, mais d'une même âme pionnière, pratiquant une certaine désinvolture vis-à-vis de Londres, rêvaient un jour d'obtenir : l'indépendance.
Angélique, avec son intuition féminine, sentait le courant sous-jacent d'une façon plus nette. Un espoir prenait vie. Car pour eux et surtout pour ses nouveau-nés, si étranges encore et si importants déjà, elle ne pouvait s'empêcher de chercher en quel monde il leur serait donné de vivre. Et pour l'instant, leur avenir ressemblait à cette nacelle sans attache, mais où venaient se rejoindre les spécimens des peuples tourmentés qui avaient jeté l'ancre aux rives du Nouveau Monde. Avec, en toile de fond, la masse agitée des tribus indiennes.
Tandis que les deux hommes continuaient leur promenade, elle évoquait leurs escales.
Ils n'avaient fait que passer au large de Boston et entrevoir en arrière-fond de la ville qui avait l'air d'une grande champignonnière avec son amoncellement de toits pointus, le sommet lointain du Massaposset, la Grosse Montagne, à laquelle l'État devait son nom déformé, le Massachusetts. Boston, fille de Salem et habitée de la dure ambition d'être plus intransigeante, plus active, et plus élue du Seigneur que sa mère...
Jofrrey de Peyrac en réservait la visite pour un autre voyage. Il y connaissait trop de monde pour ne pas être obligé d'y séjourner longtemps.
Ils avaient fait escale dans le minuscule État du Rhode Island and Providence Plantations, lui aussi issu de Salem, mais d'un tout autre esprit, si l'on considérait que Roger Williams, jeune pasteur plein d'idéal et voulant faire respecter la liberté des consciences, avait dû s'enfuir, et avait fondé à l'abri des méandres de la Narragansett Bay une ville généreuse, ouverte à toutes les confessions : Providence.
Dans l'embouchure du fleuve Hudson, Yatcho et Vlie-Booten menaient un ballet animé, ces petits bâtiments vigoureux étant aussi en usage pour les colons des rives du fleuve qui remontaient jusqu'à Orange, dans le Nord, à l'entrée de la vallée des Iroquois, que pour l'Océan où, après avoir caboté d'île en île et de baie en baie, ils pouvaient aussi bien se lancer vers l'Europe. De soixante à cent tonneaux, ils venaient des canaux de Hollande où l'eau est le chemin pour rentrer à la maison.
La Hollande dominait encore dans la faconde et la jovialité de New York, petite ville gaillarde, goulue, moins importante que Boston, mais très cosmopolite et qui n'oubliait pas qu'avant d'avoir été rebaptisée du nom du frère du roi d'Angleterre, le duc d'York et d'Albany, elle avait été la Nieuwe-Amsterdam des Néerlandais.
On y voyait briller sur le ciel des cheminées en tuiles de Delft. New York, et les rives de l'Hudson jusqu'à Orange-Albany où l'on parlait plus d'une douzaine de langues : hollandais, flamand, wallon, français, danois, norvégien, suédois, anglais, irlandais, écossais, allemand, et jusqu'à de l'espagnol et du portugais, parlés par des communautés de juifs qui avaient fui, du Brésil, les bûchers de l'inquisition espagnole. Ces juifs essaimaient au Connecticut et à Rhode Island et apportaient avec eux la joaillerie, l'habitude de l'or et des investissements d'affaires.
Et si, de l'autre côté de l'estuaire, les habitants du New Jersey, installés dans les grosses maisons de pierres brunes des anciens colons suédois, affichaient un puritanisme si outré qu'un enfant de plus de seize ans qui jurait devant ses parents était passible de la peine de mort, là, au moins, dans les rues de New York, on voyait des couples s'embrasser tout bonnement, à l'occasion.
Molines s'y était fait construire une habitation de briques en tous points semblable à celle qu'il avait occupée en Poitou, lorsqu'il gérait les domaines des Plessis-Bellières, au carrefour des terres des Sancé de Monteloup et de celles des Rambourg.
Il avait fait venir sa fille et son gendre, ses petits-enfants, ceux-ci déjà habitués à vivre dans les rues où, selon une coutume hollandaise qui veut que les enfants soient libres comme des oiseaux et ne gâtent pas, par leur présence turbulente, le calme du logis et les beaux parquets cirés, avaient déjà une allure moins chafouine que leurs parents au même âge. L'intendant Molines était chez lui à New York. Il prétendait qu'un de ses aïeuls avait été parmi les compagnons de Peter Minuit, le Wallon qui, pour le compte de la Hollande, avait acheté aux Indiens manhattes pour soixante florins la presqu'île du même nom, Man-Hat-Ta, qui signifiait « terre céleste ». Il avait donc trouvé de la parenté et des associés qui n'attendaient que lui.
Les papiers que lui avait remis, frappés de son sceau, le roi de France, continuant à lui donner les pleins pouvoirs en toute circonstance, quoique huguenot, lui avaient permis de faire sortir de France bien des personnes de ses amis menacées et à lier avec ceux qui y demeuraient des réseaux de négoce qui pourraient, au cas où la situation des réformés français s'aggraverait avec la révocation de l'édit de pacification, devenir réseaux d'évasion.
Il était en parfaite santé et plus actif que jamais.
Et là aussi, à New York, on les avait pressés de venir s'installer. Leur place était là, leur disait-on, et ils sauraient donner une bonne impulsion aux Français qui, pour la plupart, végétaient.
« Mais pourquoi ? » se demandait Angélique.
Le périple au contraire lui laissait, malgré les tentations certaines d'une vie moins rude et plus sûre que celle qu'ils avaient choisie, une certitude quant à leur goût d'indépendance, un besoin qui leur était propre à tous deux de se garder, au moins dans leur position extérieure, une solitude qu'elle sentait comme une nécessité. Le monde, les hommes, la société des hommes, leurs lois iniques, leurs principes archaïques, leurs idées toutes faites, les avaient séparés. Elle en gardait une méfiance et une peur qui renaissaient chaque fois que l'agitation et l'intrigue humaines paraissaient menacer cet amour à peine sauvé, miraculeusement rendu, renaissant, mais pour lequel, à mesure qu'il se fortifiait et qu'elle en goûtait le prix inestimable, elle tremblait, consciente d'un trésor qu'elle était peut-être, se disait-elle parfois en regardant autour d'elle, la seule femme à posséder sur Terre.
Malgré tous ses charmes, l'hiver passé à Québec dans la fièvre séduisante des mondanités françaises lui avait été une bonne leçon.
Aussi, chaque fois que, happée par les enchantements des voyages, des visites, du plaisir des rencontres, elle y participait avec toute la fougue et l'entrain de sa nature sociable et qui avait le goût de la fête – deviser, rire, danser, qualités spontanées que le roi avait senties chez elle et qu'il appréciait hautement –, très vite désormais, elle aspirait à retrouver la solitude « avec lui », de la mer ou de la forêt, comme le refuge, le lieu préservé, où elle pourrait rassembler ses forces afin de faire face au danger, tapi pour elle derrière des sourires et des empressements, et que trop souvent elle n'avait pas su discerner à temps. Un autre aspect de sa nature lui conseillait ce retrait, le même qui la jetait enfant sous les arbres des bois impénétrables, avide d'échapper à toute voix humaine et tout regard, et ne pouvant supporter comme seule compagne que la sorcière Mélusine qui lui révélait ses secrets, inconnus des « autres ».