Dans leur existence actuelle, les rives pionnières du Maine et de la baie Française, et surtout le no man's land de l'arrière pays, trop vaste, trop désert pour faire encore l'enjeu d'une guerre entre les deux puissances qui l'encadraient par leurs possessions, la France et l'Angleterre, ce pays de montagnes et de lacs, difficile à pénétrer, au centre duquel se trouvait Wapassou, remplissaient ce rôle de les retirer à l'écart, de les dissimuler à tous, au moins pendant une saison : l'hiver.
À condition d'avoir une solide palissade et des armes pour parer à toute éventualité, des magasins bien pourvus de vivres, et bien garnis de bois pour les âtres et les poêles, ils pouvaient se dire qu'à Wapassou, pendant les mois d'hiver, ils étaient à labris du monde et de ses querelles, ce qui était infiniment reposant, et bénéfique pour la santé de leur amour.
Joffrey avait reconnu, dans les longues conversations qu'ils avaient le temps d'entreprendre, qu'il partageait ces mêmes réactions et désirs, ceux d'être seul « avec elle », d'échapper un temps à la pression industrieuse et surtout désordonnée des humains, encore qu'il maîtrisât avec plus de sang-froid qu'elle leur intrusion agitée ou débilitante. Sa forteresse intérieure était de bronze. Elle l'en jalousait presque et s'en inquiétait dans la crainte de le découvrir inaccessible, et qu'il lui échappât. Alors il prétendait en riant qu'elle était sa seule faiblesse seule capable d'ébranler la forteresse de bronze ce qui prouvait qu'elle était beaucoup plus forte que lui puisque, du bout du doigt, elle pouvait faire écrouler les colonnes de ce temple intérieur. Elle ripostait qu'elle ne le croyait pas et qu'il avait prouvé, lui, qu'il pouvait résister à tout.
– Non, pas à tout, murmura-t-il en l'enlaçant dans ses bras forts, dans une étreinte jalouse et passionnée, en la couvrant de baisers exigeants, l'étreignant avec une brusque frénésie, où elle sentait passer, en écho de sa propre angoisse de le perdre, la nécessité qu'il avait d'elle, et c'était surprenant et délicieux à percevoir, venant de lui.
Elle jetait ses bras autour de sa nuque chaude et dure qui portait sans faiblir, sans plier, la charge de multiples desseins, et d'autant d'existences dont il assurait la vie et la survie.
Considérant ce qu'elle savait de la vie de Joffrey, Angélique se mettait à rêver de lui. À plusieurs reprises, stupéfaite de ce qu'elle découvrait de sa personne, elle s'était dit :
« Je ne le connais pas ! Il est trop vaste, trop grand ! Il me cache trop de lui ! »
Mais quelle prétention de vouloir tout connaître d'un être ! Cela n'existe pas. Il reste toujours un pan d'inconnu. Sa tendresse et son admiration croissaient en proportion du mystère. Sa crainte aussi.
Elle essayait de le rapprocher d'elle par d'autres images. C'était le même homme qui lui murmurait de si folles paroles d'amour, qui s'emparait d'elle dans la nuit comme si elle avait été le plus précieux trésor du monde et le seul qu'il redoutait de perdre.
Un jour, à Québec, Mme de Castel-Morgeat lui avait fait remarquer avec un mélange d'envie et de nostalgie : « Il vous regarde sans cesse. »
Et elle devait se souvenir que c'était le même homme, responsable d'un empire, qui lui avait dit un jour, à elle, femme : « Où vous irez, j'irai ; où vous demeurerez, je demeurerai », déposant à ses pieds, et prêt à abandonner, si elle l'en priait, cet empire qu'il ne semblait avoir pris la peine d'édifier que pour elle.
Ce qui ne l'empêchait pas d'investir dans tout ce qu'il entreprenait talent, passion et goût de la réussite, apportant à chacune de ses tâches un soin méticuleux, à chacun de ses rôles les vertus exigées. Maître à bord d'un navire, il ne passait pas outre à la dure discipline qui permet à un équipage de traverser les épreuves des navigations. Il l'avait parfois effrayée, inquiétée. Elle s'était sentie sans pouvoir sur cet être d'acier. Mais c'était le même homme, seigneur d'Aquitaine, qui lançait la mode à Québec, choisissait avec soin parmi les marchandises venues d'Europe les présents à offrir aux dames ou aux « puissances » à circonvenir, celui qui avait dit à Honorine : « Je suis votre père », mais aussi qui avait poursuivi Pont-Briand à travers le désert glacé, pour le tuer en duel, ce qu'elle n'arrivait pas encore à lui pardonner, non pas à cause de Pont-Briand, mais pour la peur qui l'avait tenaillée plusieurs jours à la pensée de ne pas le voir revenir. Le même qui brûlait son fort de Katarunk avec toutes ses richesses pour le prix du sang des chefs iroquois assassinés, et qui, il n'y avait guère, à Salem, avait couru s'agenouiller devant la maison des quakeresses magiciennes en les suppliant de venir sauver « sa femme et ses enfants bien-aimés ».
Étrange homme, étranger par bien des faces qui lui demeureraient toujours imprévisibles.
Mais ne l'était-elle pas non plus pour lui ? Parfois ?
Certain jour, comme elle se reposait sur le balcon du premier étage du château arrière, car c'était un jour venteux, des voix lui parvinrent de la chambre des cartes. Elle reconnut, au milieu d'onomatopées gutturales, Joffrey de Peyrac et Colin Paturel qui interrogeaient les Noirs d'Afrique que le comte avait achetés sur le marché très fourni de Rhode Island.
Angélique s'était étonnée de voir son mari aller par les quais et les places de Newport, le port de ce petit État dont la capitale s'appelait Providence, en examinant les « lots » d'esclaves.
Avec curiosité, par la porte entrouverte, elle examinait le groupe que formaient, dans la pénombre de la cabine, les sombres enfants d'Afrique, assis par terre aux pieds de Joffrey de Peyrac et de Colin Paturel.
Il y avait un homme assez petit qui devait être un indigène de la forêt vierge, car il était trapu avec des traits plus accusés, et près de lui une femme enceinte qui aurait pu être son épouse : une très grande négresse, très belle, et son fils d'environ dix années. Un homme de belle prestance qui, à la façon dont il parlait le français, devait venir des Petites Antilles où l'on avait commencé, depuis plusieurs décennies, d'importer des Noirs pour remplacer les Indiens esclaves disparus.
Colin s'entretenait avec la grande femme dont il semblait comprendre le dialecte et traduisait à Joffrey quand celui-ci, qui suivait en partie, hésitait.
Elle voyait dans le clair-obscur mouvant, dont le balancement du navire changeait à son gré les zones de clarté et d'ombre, ces deux visages d'hommes, tellement différents, le profil de Joffrey, abrupt, l'arcade sourcilière abritant le regard attentif, pénétrant, qui devinait au delà des mimiques, des expressions ou des paroles, la pensée de l'interlocuteur et, près de lui, la tignasse blonde de Colin, sa barbe en broussaille, ses épaules massives. Lorsqu'il était en mer, il se départait d'une certaine lourdeur qu'il avait à terre, dans son rôle de gouverneur, et l'on se souvenait que, depuis l'âge de mousse, il n'avait cessé de courir les mers comme beaucoup de Normands.
Elle se prit à regarder son mari qui ne se savait pas observé par elle, avec une curiosité et un ravissement sans mesure. Elle aimait son profil penché, le mouvement de ses lèvres quand il parlait et les gestes de ses mains qui étaient un langage.