Elle percevait qu'il s'entretenait avec ces pauvres Noirs du bout du monde, dans le souci d'offrir à leurs existences détruites un sort qui leur parût acceptable.
Elle aussi avait envie de le regarder sans cesse.
Chapitre 16
– Croyez-vous que Kouassi-Bâ va se marier avec la grande Peul noire ? demanda Séverine, tandis qu'un jour de chaleur, elles dégustaient à l'ombre de la tente des sorbets aux fruits, miraculeusement sortis des cuisines de M. Tissot.
Angélique s'arrêta, la cuillère suspendue à mi-chemin des lèvres, puis, après réflexion, s'exclama :
– Mais alors, ce serait dans cette intention qu'ils en ont fait l'acquisition au marché de Newport ?
– Ce me semble ! Ne le pensez-vous pas ?
Angélique reposa sa cuillère sur la soucoupe d'une finesse transparente, toujours ces porcelaines de Chine qu'on ne trouvait qu'en Nouvelle-Angleterre.
– Joffrey ne me dit jamais rien ! Il ne m'explique jamais rien ! Il me croit devenue trop sotte et embrouillée par la maladie pour suivre les nœuds compliqués de ses tractations commerciales ou autres !
La jeune Berne en applaudissant presque se mit à rire comme si elle n'avait jamais rien ouï de plus drôle que ce mouvement d'humeur d'Angélique.
– Tout d'abord, vous n'étiez pas malade le jour où il les a achetés. Seulement enceinte et cela se voyait à peine et nous n'étions pas encore arrivés à New York ! Ensuite, vous me dites souvent vous-même que les fils et les trames des combinaisons de M. de Peyrac sont si compliqués, machiavéliques et habilement noués, qu'une araignée elle-même ne s'y retrouverait pas et que vous préférez ne pas tout savoir... Enfin, vous-même, chère dame Angélique, mettez-vous si facilement au courant votre entourage de toutes les idées qui vous passent par la tête ? J'ai entendu aussi M. de Peyrac proférer la même plainte que vous.
– Je me rends, admit Angélique. Tu es la sagesse même, petite Séverine. Le mieux, lorsque je m'étonne de ses actes, serait d'y réfléchir et d'en comprendre l'intention ou, à la rigueur, de lui en demander l'explication, si l'occasion s'en présente.
En vérité, elle avait été troublée, pour ne pas dire choquée, de suivre de loin les allées et venues de Joffrey qui passait lentement, suivi de Kouassi-Bâ, de deux Espagnols en armes, à son habitude, mais aussi du capitaine hollandais du bateau négrier et de deux personnalités de la plantation de Providence qui le recevaient, parmi la « marchandise » noire, assise et divisée par lots, sur les quais.
Avec le comte d'Urville et quelques amis de l'endroit, elle attendait qu'on leur servît à manger à la terrasse d'un bel estaminet dont l'enseigne s'ornait d'un superbe ananas qu'on venait de suspendre, fraîchement arrivé des Îles, et dont le parfum enivrant et délicat avait de quoi faire rêver aux plages les plus blanches et à des cieux des plus limpides, aux cocotiers dans le vent et aux papillons comme des gemmes sur des fleurs rouges d'hibiscus.
Non sans malaise, Angélique avait suivi des yeux la démarche de Joffrey qui s'arrêtait, examinait, faisait lever un ou deux esclaves pour les interroger. De loin, elle en ressentait un frisson dans le dos, tant cela lui rappelait le batistan de Candie ou d'Alger. En tant qu'ancienne esclave de la Méditerranée, elle estimait qu'il fallait vraiment être anglais, de ces îliens anglo-saxons du Nord qui n'ont aucune idée du vrai commerce de la main-d'œuvre servile, pour s'être imaginé qu'on pouvait faire des Noirs africains des travailleurs de force.
En Méditerranée, l'on recherchait pour les galères des Turcs, des Circassiens ou des Russes du Sud, et toutes les variétés de chrétiens. Mais il était connu que l'homme noir, même le plus vigoureux, ne résistait pas deux semaines au régime de la chiourme. Pour cette raison, sur les marchés des Échelles du Levant, on n'achetait de nègres que quelques femmes pour les harems et des enfants, pour en faire des eunuques ou des objets de plaisir auprès des pachas et des princes.
Cependant, force lui était de constater que le marché de travailleurs noirs en direction des îles de la mer des Caraïbes où on avait commencé à les faire venir depuis un demi-siècle, afin de remplacer les esclaves indiens disparus, pour le travail de la canne à sucre et, en général, la culture, prenait de l'extension, et elle en avait déjà vu l'activité à La Rochelle.
Mais ici, dans le port de la plus petite colonie anglaise du Nord américain, en cette ville de New-port, bâtie à l'extrémité de la grosse île Aquidneck, baptisée par le découvreur Verrazzano île de Rhodes en l'honneur des chevaliers de Saint-Jean-de-Jérusalem qui, la même année, en 1523, vaincus par les Turcs en Méditerranée, devaient quitter leur fief de Rhodes et se réfugier à Malte, cette île qui, comme un bouchon, fermait la vaste baie compliquée d'îles et de presqu'îles de Narragansett, au fond de laquelle s'édifiait Providence, Angélique ne s'était pas peu étonnée de découvrir en ce petit coin de terre unique, là où on lui avait dit que Roger Williams avait introduit la coutume, devenue loi, de la liberté de pensée et d'expression, le plus actif et florissant marché d'esclaves.
Apparemment, aucun illogisme dans ce fait.
Le génie spirituel de la Providences Plantation and Rhode Island avait été d'établir la liberté de pensée.
Son génie commercial avait été de comprendre qu'à mi-chemin entre les terres pauvres du Nord et celles riches du Sud où le moindre lopin de terre était aussitôt transformé en champ de tabac, et qui manquait de main-d'œuvre, le plus lucratif des commerces serait de leur en fournir.
Les gens du Massachusetts les jalousaient pour avoir eu avant eux cette idée géniale. Mais la Rhode Island était mieux placée pour organiser ce trafic. Sur ses bateaux construits dans ses chantiers navals, elle allait chercher des esclaves en Afrique, ou dans les îles des Indes occidentales, réexpédiait ces derniers déjà bien dressés au travail de la culture en Virginie, vendait les Africains aux Caraïbes, recevait en échange mélasse, sucre et tabac, fabriquait du rhum, chargeait tous ces produits vers le Massachusetts et Terre-Neuve, en ramenait vins français et colifichets de Paris, qui repartaient vers les Îles, et de la morue salée en barils, qui serait vendue au Portugal, avant que les navires ne pointent à nouveau vers les côtes d'Afrique.
Newport commençait à dépasser en importance Boston et de loin New York.
La ville était si riche qu'on y avait levé un impôt de trois thalers par habitant qui servait à paver les rues.
Et c'était vrai qu'on y mangeait des ananas et des fruits des Îles, en plus d'une abondance de clams à coquilles tendres et d'huîtres petites ou grosses, vertes, bleues, or, crème ou couleur de nacre et d'argent, dégustées sous toutes les formes : crues, en chaudrée, en ragoût, en pie, enfermées entre deux cercles de pâte, ce que les Français appelaient « tourtes ».
Ces agapes ne lui suffirent pas à se réconcilier avec l'endroit et sans pouvoir s'en expliquer à elle-même la raison, elle ne souhaita pas connaître Providence, la capitale où l'on pouvait discuter de toutes les théologies sans s'étriper, et qui était considérée quasiment comme la ville sainte du nouveau continent.
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Son entretien avec Séverine lui rappela qu'il lui faudrait aussi recevoir le pauvre Nathanaël de Rambourg puisque le hasard avait remis sur leur route ce garçon de vingt ans qu'elle avait connu tout jeune, lorsque, enfant, il venait jouer au château avec Florimond et Cantor.
Séverine et elle profitèrent d'une escale pour le convier à bord de L'arc-en-ciel. Il monta avec gaucherie l'échelle de coupée. Il ne devait pas avoir le pied marin.