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On pouvait noter par contre qu'il avait procédé à des changements dans sa vêture, s'équipant d'une redingote de drap tabac à revers de manches et rabats de poches soutachés de passementeries dorées, d'un col blanc souligné de dentelle avec cordon de soie amarante à glands frangés, d'une paire de souliers à rosettes d'un cuir plus fin que ses gros brodequins à boucles d'acier, dont la semelle bâillait presque. Il avait dû faire ces emprunts parmi ses amis de l'île James.

Était-ce d'avoir retrouvé un peu du cadre de sa vie antérieure de petit nobliau français qui l'avait incité à ces recherches d'élégance ?

– À moins que ce ne soit pour mes beaux yeux ? disait Séverine avec un rire fanfaron.

À demi assise contre les matelas débordant du hamac, la petite Rochelaise s'accoudait familièrement aux coussins qui soutenaient Angélique qu'elle avait aidée à se redresser pour recevoir le visiteur et elle plantait ses belles dents blanches dans une pomme avec une décision sensuelle et gaie. Elle avait voulu être là, car c'était elle qui l'avait amené la première fois à Salem, l'avait encouragé à les suivre jusqu'à la baie Française, et elle commençait à le considérer comme son bien.

– Il est un peu benêt, mais il est beau garçon ! Non, il n'est pas beau garçon, se ravisait-elle, mais il me plaît...

D'un œil implacable, et tout en croquant avec un bel appétit de vivre et une désinvolture affectée sa pomme rouge des vergers de Salem, elle le regarda s'avancer sur le parquet bien brossé du pont supérieur, saluer à la française, baiser la main d'Angélique et répondre en termes courtois et précis aux questions qu'elle lui posait sur sa situation et sur sa santé. En résumé, il allait bien. En ce qui concernait sa bonne santé, il ne lui retourna pas l'interrogation et Angélique finit par se dire qu'il y avait au moins une personne dans son entourage qui n'avait pas entendu parler de la naissance de ses jumeaux, de sa presque mort, et qui ne s'était pas fait de souci pour leurs vies menacées. Le jeune huguenot resta debout malgré les propositions de s'asseoir qu'on lui adressa. Il avait sans doute préparé à l'avance et répété en lui-même ce qu'il souhaitait exposer à Mme de Peyrac, quand il la verrait, car au bout de quelques secondes, il se lança dans son discours sans attendre qu'elle l'y convie.

Décidément, il était fort jeune, ce Nathanaël, et sa grande taille trompait sur sa maturité. Il ne paraissait toujours pas soupçonner la disparition de sa famille. Ce qui le préoccupait, c'était ce qui s'était passé entre lui et Florimond et qui, apparemment, n'avait cessé de le tourmenter, le dilemme demeurant aussi présent à son esprit que s'il avait encore quatorze ans. Des inconforts d'une aventure dont il aurait pu être marqué par les fatigues, la rudesse de la vie en mer, la frugalité des repas dont ils devaient se contenter ou les affres du mal de mer, l'appréhension de l'inconnu car ni l'un ni l'autre de ces jeunes garçons ne savait ce qui les attendait de l'autre côté de l'Océan, Nathanaël de Rambourg ne semblait retenir que la déception que lui avait causée ce qu'il appelait « l'amoralité sans scrupules de Florimond ».

– Il était un peu fou, ce Florimond ! déclara-t-il, et j'ai pu en faire constat en traversant les embûches de notre voyage. Paillard et superstitieux comme tous les catholiques, naturellement ! Et puis, quelle légèreté et quelle amoralité dans les choses de l'amour !

Angélique demeurait un peu surprise, voire légèrement choquée de constater chez le jeune Rambourg de telles réticences à l'égard de son complice de fuite et ami d'enfance, Florimond de Peyrac.

À vrai dire, lors de sa première visite, elle avait vaguement senti en lui une ombre de froideur, mais en cette matinée mémorable où le pauvre Nathanaël s'était présenté tel un revenant du Poitou et d'un passé qu'elle s'efforçait d'oublier, elle avait d'autres préoccupations que de s'interroger sur le désaccord des deux adolescents, des enfants plutôt qu'ils étaient alors à l'époque où ils s'étaient enfuis de France et s'étaient lancés dans cette folle aventure dont les péripéties ne pouvaient guère être sans danger pour leur jeune âge et sans risques de désillusion ou d'amertume.

Certes, Florimond qui, à treize ans, avait traversé bien des hasards et servi comme page à Versailles, avait acquis une souplesse de caractère et une vivacité d'adaptation que ne possédait pas son compagnon. Cependant, Angélique envisageait difficilement que quiconque avait été l'ami de Florimond et s'était laissé prendre une fois à son charme, avait pu s'en détacher pour une quelconque raison et ne pas lui vouer jusqu'à la mort une amitié aussi admirative qu'éternelle.

Tout en écoutant la diatribe du jeune gentilhomme poitevin, elle le revoyait, son Florimond, comme émergeant d'une vie qui lui paraissait totalement étrangère. Avait-elle réellement vécu avec lui ces jours de peur ? Il était courageux, le jeune Florimond ! En dépit des menaces qui pesaient sur eux et des désagréments qu'on leur infligeait, son regard noir demeurait allègre et l'on sentait qu'il n'accorderait qu'avec répugnance et qu'en toute dernière extrémité sa part à la tristesse. Mais un soir, il lui avait dit :

« Mère, il faut partir ! Je veux rejoindre mon père. »

Et ne pouvant la sauver, elle, il s'était enfui, entraînant avec lui ce même Nathanaël qui aujourd'hui se trouvait devant elle et déblatérait contre lui.

– Ce garçon que je croyais mon ami s'est révélé d'un cynisme effrayant, expliquait Nathanaël de Rambourg en secouant sa longue chevelure de fille qui donnait quelque grâce à son visage osseux. Il prétendait qu'il avait plus appris à la cour sur la perversion de la vie que parmi les brigands, plus trouvé de noirceur d'âme et d'esprit chez les clercs que chez de grossiers matelots. Et il osait affirmer que c'était vous, sa mère, et surtout par votre exemple, que c'était vous, madame, qui lui aviez enseigné par votre vie où se tenaient vraiment la vertu et l'héroïsme, qu'il n'oublierait jamais la leçon qu'aucun magister dans les collèges ne pouvait inculquer, car aucun livre écrit ne valait ce livre de la vie, les textes religieux ou philosophiques qu'il avait parcourus apprenant plutôt à l'homme, selon lui, ce qui peut causer la perte de son âme et de sa vie incarnée qui est pourtant un fort beau don car, disait-il – et comment, madame, pouvais-je ouïr sans frémir de tels propos ? – tous les livres, et surtout religieux, sont conçus pour préparer l'être humain à tomber dans un piège terrible, piège de la mort où, son âme et son esprit étant endormis par le poison des doctrines fallacieuses et des commandements dits « venus de Dieu », les enseignements contribuaient à livrer ce corps vivant, pieds et poings liés, à l'immolation la plus précoce, l'extermination la plus inévitable, la descente au tombeau la plus rapide, la disparition de cette Terre et de la mémoire des hommes la plus complète, que ce soit par le couteau, le fer, le feu ou la corde. Car, toujours d'après sa philosophie, Florimond, votre fils, estimait que l'application des Commandements et le respect de la vertu que la tradition nous enseigne et nous conseille d'observer, entraînent immanquablement guerres, crimes, condamnations, méchanceté, haine !

« Ah ! Que ne racontait-il pas ? gémit le pauvre Nathanaël en portant les mains à ses oreilles comme si n'avaient cessé d'y corner toutes ces années précédentes les paroles du bavard Florimond. Il prétendait que mon innocence et ma trop sévère garde de tout péché nous plongeaient, lui et moi, dans les plus grands périls, attirant vers nous les malveillants rôdant alentour, éveillant en chacun rencontré le criminel qui y sommeille, alors que lui, disait-il, ayant appris par l'expérience et par son flair à reconnaître le bien dans l'homme et qui est rarement là où on le dit être, il savait que l'important, ce n'était pas d'éviter la rencontre du mal, mais de le choisir.