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« Tu ne sais pas ce que c'est d'être abandonnée de tous, d'être rejetée par tous. Tu as bien vite oublié ou tu n'as jamais compris ce qui te menaçait lorsque nous avons pris la fuite dans le moment où cela était encore possible, comme les Israélites menacés, la nuit de Pâques, devaient être prêts à partir avant que le pharaon ne se ravise.

« Crois-moi. Nul exil, nulle douleur de la traversée ou des difficultés qui nous attendaient ici ne sont comparables à la détresse et aux malheurs qui, quelques heures plus tard, se seraient abattus sur toi, séparée des tiens pour toujours. Ton père et Martial auraient été envoyés aux galères, Laurier aurait été remis aux jésuites que tu détestes tant.

« Quant à toi, aurais-tu résisté aux humiliations que tu aurais dû subir, toi qui es si orgueilleuse et fière, et dont la moindre aurait été de te voir un jour acculée à l'abjuration...

– Jamais !

– Laisse-moi parler ! L'abjuration à laquelle tu aurais fini par consentir pour te sauver du pire. Car l'on ne peut savoir jusqu'à quelles extrémités peuvent être poussés des juges fous ou la soldatesque qui reçoit licence, que dis-je, qui reçoit l'ordre de malmener à son gré son prochain le plus faible et qu'on livre, désarmé, à ses violences. Les derniers temps, à La Rochelle, l'idée de ce qui pourrait t'advenir me hantait. Et aujourd'hui que je te vois sauvée, tu regrettes tes biens, tes maisons, et ton « beau parti » de La Rochelle !

Séverine l'avait écoutée en baissant la tête de plus en plus. Elle dit enfin, chagrine :

– Pardonnez-moi, dame Angélique. Vous avez raison. Je suis mauvaise. Mais c'est l'apparition de ce jésuite qui est venue briser tout mon bonheur et la joie de ce voyage. Je les ai vus, continuant à nous pourchasser jusqu'au bout du monde et j'aurais voulu rentrer à La Rochelle pour nous mettre à l'abri de nos murs. Pardonnez-moi ! Je ne suis pas ingrate. Mais il est venu réveiller ma peur. J'aurais voulu, tant voulu, oublier qu'ils existent.

Chapitre 18

Pour réconforter Séverine Berne, la petite huguenote exilée, Angélique consacra encore quelques instants à lui prêcher avec conviction les avantages de leur situation présente, lui démontrant et se démontrant à elle-même qu'ils avaient atteint en quelques années, grâce à l'activité de Joffrey, une position dont personne ne pourrait maintenant les déloger. Elle lui rappela que, depuis Québec, le roi de France ne leur était plus hostile, que les Anglais les considéraient comme des partenaires et non comme des ennemis, qu'ils avaient des amis parmi les chefs indiens. Quant aux jésuites, il ne fallait pas exagérer leur influence dans ces territoires du Nouveau Monde, et souhaiter qu'ils « n'existent plus » était de ces impulsions stériles qui ne mènent à rien. Vivre, c'était accepter de poursuivre un destin dans ce monde où le sort nous avait fait naître, parmi d'autres destins, divers et des plus contraires. Mieux valait se féliciter que le monde soit varié. C'était un ferment de vie qui obligeait la création à se poursuivre et les hommes à changer.

– Mais il ne faut pas changer quand on est dans la vérité, protesta Séverine qui n'approuvait pas tant de laxité morale.

Par contre, les considérations sur la solide flotte que le comte de Peyrac et ses associés possédaient, la prospérité de leurs fondations, l'évocation des fortins qui défendaient Gouldsboro calmèrent son anxiété et achevèrent de la rassurer. Les jésuites ne pourraient en avoir raison de sitôt.

À supposer qu'ils le voulussent.

Le plus hostile d'entre eux ne se manifesterait plus. Et, qui sait, les choses ne tournent pas toujours comme l'on s'y attend et, d'ici à quelques années, ces bruits sur la révocation possible de l'édit de Nantes se seraient calmés.

Cela dit et après avoir tendrement embrassé Séverine pour lui communiquer sa confiance, Angélique se sentait épuisée d'avoir eu à revenir sur le sujet des Robes Noires. Sans vouloir qu'ils n'existent plus, elle aurait bien voulu qu'ils se fassent oublier un peu.

Oui, elle aurait bien aimé, lorsqu'elle se laissait ainsi bercer dans son grand hamac, et maintenant qu'ils s'étaient éloignés du fief de la vertu puritaine où régnait la sombre et rigide méfiance envers les élans du cœur, la peur viscérale de la tentation et du péché entraînant le châtiment éternel, la crainte de celui qui est différent, elle aurait bien aimé se dire, en face de ces paysages si pleins de suavité par la douceur de leurs coloris, habités d'une grâce folâtre et juvénile par les mouvements de ballet, qui se répondaient et se mêlaient, des vagues, des vols d'oiseaux et des ébats innocents des loups marins, des marsouins blancs, curieux autour de leurs navires, elle aurait aimé se dire que tout était paix et sérénité.

La mort du jeune Emmanuel lui restait sur le cœur. Elle avait essayé de cacher à Joffrey l'impression de culpabilité qu'elle en gardait.

« J'aurais pu sauver ce pauvre enfant, je le sais. Il était venu se mettre sous ma protection. Mais je n'étais pas prête. J'ai cru que je pouvais discuter normalement avec un homme de cette sorte et qui venait de vivre tant d'événements anormaux. J'ai mésestimé sa force... et ma faiblesse. Je suis impardonnable ! »

Afin de ne pas tourner en rond, avec des pensées déprimantes, elle s'était tracé la conduite de ne pas en parler. On parle toujours trop. Elle pouvait se mordre la langue d'avoir révélé au père de Marville que le père de Vernon, jésuite, avait été mis dans la même tombe que son ennemi, le révérend Patridge, pasteur congrégationaliste, c'est-à-dire ultra-puritain et dissenter, soit un réformé, un hérétique de la plus belle espèce.

Malgré le sceau biblique apposé sur un tel jugement, digne du roi Salomon, il était certain que du côté adverse, c'est-à-dire protestant, on ne serait pas moins indigné si l'on venait à apprendre qu'un digne ministre calviniste, de la purissima religio, se trouvait couché pour l'éternité auprès de cet effrayant suppôt de Satan et de Rome, un jésuite.

Dans le siècle qu'ils vivaient, ces choses-là ne gagnaient pas à être divulguées et elle se demandait ce qui l'avait prise de s'imaginer que des esprits aussi sectaires pourraient tirer une leçon à en être informés.

Comme si elle n'avait pas compris que le monde dit normal qui les entourait était beaucoup plus atteint de folie que ceux qu'il montrait du doigt !

Elle se tourmentait aussi d'avoir eu l'étourderie de livrer au religieux vindicatif, qui en ce moment voguait vers la France, le nom de son frère jésuite Raymond de Sancé de Monteloup.

Ne lui avait-elle pas causé assez de torts à maintes reprises ? Tout d'abord au moment du procès de sorcellerie de son mari, puis quand elle était devenue la révoltée du Poitou contre le roi. Sans compter les ennuis que lui avait attirés leur frère Gontran, l'artisan peintre, qui avait entraîné les ouvriers de Versailles à se révolter et qui avait été pendu. Pauvre jésuite de frère ! Il devait les maudire tous. Si jamais elle retrouvait leur aîné Josselin, elle essaierait de l'en prévenir.

*****

Au large de Casco, une pluie fine tombait. On approchait des contrées sauvages.

Angélique, ayant jeté sur ses épaules un manteau à capuchon de loup marin qui défendait de l'humidité, marchait sur le pont en regardant l'horizon mouillé, au fond duquel se devinait l'ombre des rivages.

Elle devait reprendre des forces en marchant, car bientôt s'achèverait son existence d'odalisque qui avait consisté, d'un lit à un hamac garni de coussins, à recevoir des visiteurs en mangeant des sucreries.