Tandis que L'arc-en-ciel, fier navire de plus de trois cents tonneaux, récemment sorti du chantier de Salem, cinglait vers le sud, se rendant directement vers l'embouchure de l'Hudson, des messages furent envoyés à Shapleigh, lui donnant rendez-vous à Salem pour le début de septembre. La naissance de l'enfant étant prévue pour la fin d'octobre, L'arc-en-ciel et la petite flotte de Peyrac auraient tout le temps de regagner Gouldsboro où elle devait avoir lieu.
Ensuite, il dépendrait de la saison et de l'arrivée plus ou moins précoce des frimas pour que le nouveau-né – petit prince ou petite princesse ? – pût entreprendre son premier périple en ce monde, vers les sources du Kennébec pour atteindre ce lointain fief de Wapassou afin d'y passer l'hiver, ce qu'Angélique espérait fort. Malgré tout le plaisir qu'elle éprouvait chaque fois à retrouver ses amis de Gouldsboro, elle préférait leur vie retirée dans l'arrière-pays à celle des rivages.
Et aujourd'hui plus que jamais, l'air pur et vivifiant du Maine lui manquait.
La chaleur moite des rivages, étouffante dès qu'on s'éloignait de la mer, l'oppressait. Elle avait peine à reprendre souffle par instants. Une peur affreuse se leva en elle. Tout à l'heure exaltée, voguant sur des nuages au point que le présent et l'avenir lui apparaissaient sous les plus brillantes couleurs, un brusque rappel des craintes qui l'avaient effleurée renversait son optimisme, comme une barque roulée par une lame de fond. La peur devenait panique.
Angélique, en cet instant, se sentait faible et touchée de la grande appréhension des mères dont la chair est liée à une chair fragile. Responsable de cet enfant, elle se sentait aussi responsable du malheur qui pourrait l'atteindre et qui, peut-être déjà, pesait sur lui, et elle se reprochait son impuissance à l'écarter. Car l'enfant du bonheur était menacé. Cette douleur au fond d'elle-même qu'elle avait ressentie, était-elle l'annonce d'un danger qui, en l'arrachant, trop chétif encore, à l'asile des entrailles maternelles, le condamnerait ? C'était trop tôt pour qu'il naisse. Il s'en fallait d'un bon mois...
Mais en plus, Angélique avait une autre raison grave de craindre, pour la survie de cet enfant tant désiré, tant rêvé et tant aimé d'avance, les périls d'un accouchement prématuré, car, depuis quelques jours, elle était presque certaine qu'ils étaient deux.
Chapitre 3
Comment interpréter autrement cette sensation d'agitation qui avait commencé à lui paraître excessive et le passage, très perceptible sous la main, presque visible sous la peau, de deux petites têtes rondes ?
« Lorsque le ciel se met à vous combler !... », s'était-elle dit, tout d'abord estomaquée, mi-incrédule, mi-perplexe.
Et sur le point d'éclater de rire, enchantée en vérité, elle s'était reprise, se disant qu'il n'y avait peut-être pas de quoi rire et ne sachant pas que penser vraiment.
Le cours de leur vie, bien axé sur des perspectives raisonnables, n'allait-il pas prendre soudain des proportions insolites ? Des jumeaux !... Elle avait décidé d'attendre pour en parler autour d'elle et même à son mari. Aussi bien la flotte de Joffrey de Peyrac jetait l'ancre à Salem qui n'était plus très loin de Gouldsboro et, à quai, quelques personnalités de l'établissement qui étaient venues pour affaires se tenaient pour les saluer. Il y avait là M. Manigault, important armateur traitant jusqu'aux Antilles, M. Mercelot, papetier rochelais, chargé d'établir des moulins dans les colonies anglaises, et sa fille Bertille qui lui servait de secrétaire. On avait commencé par échanger des nouvelles de toutes les familles. Bertille Mercelot, l'égoïste fille unique du papetier, regardait Angélique avec un sourire ironique et satisfait. Ce n'est pas elle, semblait-elle dire, qui laisserait abîmer son beau corps par une maternité.
Puis, les notables de Salem s'étaient avancés, l'air sinistre – l'on savait pourquoi maintenant –, afin de les convier à ce fameux conseil, dès le lendemain matin, et Angélique, faisant face à ses obligations, se résignait à ne pas apercevoir George Shapleigh dans la foule tout en pensant qu'il était la seule personne qu'elle aurait souhaité vraiment rencontrer à son arrivée. Il aurait levé ses doutes sur cette possible naissance de jumeaux et l'aurait rassurée. Elle avait confiance non seulement en sa science médicale, mais aussi en ses connaissances de vieux magicien ricanant. Donc il n'était pas là et il fallait sourire à tous, emménager chez une dame anglaise aux lèvres pincées, souffrir les heures d'insomnie d'une nuit de chaleur accablante, se rendre le matin venu à ce conseil.
Mobilisant toute son énergie pour ne point déclarer forfait, Angélique n'avait pas trouvé celle de s'interroger plus avant sur l'énigme du trésor qu'elle portait en elle – un ou deux enfants ? – ni d'en parler à Joffrey de Peyrac, lequel était naturellement sollicité de toutes parts. Avait-il par instants posé furtivement sur elle ce sombre regard plein de feu qui devinait peut-être en elle l'ombre d'un souci ?
Angélique mettait un point d'honneur à ne pas faire intervenir les désagréments ou faiblesses de son état dans la bonne marche de leur périple et les impératifs des escales. Elle n'était pas d'une complexion à en souffrir. De plus, elle appartenait à un siècle où les femmes faisaient fi des incommodités d'une grossesse, cet état étant jugé, par éducation, plus naturel à être constant qu'à ne pas l'être. Les mondaines, moins encore que les campagnardes, n'avaient pas tendance à se dorloter en pareilles circonstances et, à Versailles, les maîtresses du souverain se trouvaient, en robe de cour, sur le passage du monarque, moins d'une heure après avoir mis au monde, en quelque antichambre, derrière un paravent, un petit bâtard royal.
C'est pourquoi Angélique estimait que sa défaillance du matin ne s'expliquait pas. Elle se leva pour aller vers une table sur laquelle était posée sa cassette de voyage, contenant peignes, brosses, miroir, bijoux et fanfreluches de première nécessité, boîtes d'onguents ou de fards. Elle prit un petit flacon et un verre et se rendit sur le palier de l'étage où il y avait une fontaine d'appartement, au réservoir et au bassin de faïence bleue et blanc ornementée, de Delft peut-être. Elle fit couler l'eau du robinet d'étain dans le verre, en se faisant une fois de plus la réflexion que ces puritains qui semblaient tant dédaigner les charmes de l'existence avaient l'art de s'entourer de beaux meubles et d'objets raffinés dont le voisinage compensait agréablement la sévérité de mœurs et de paroles qu'ils affichaient d'autre part. Angélique, qui aimait le charme propre à chaque maison, appréciait celle-ci, à la pénombre toute habitée de luisances de bois bien ciré, de cuivres bien astiqués, de glaces ou de céramiques bien frottées. La courtepointe sur le lit était de dentelle.
Angélique avala son remède. C'était un amalgame de plantes qu'elle composait elle-même et dont elle connaissait l'efficacité. Déjà, elle se sentait mieux et la lourde odeur de marée qui stagnait au-dehors, mêlée à celle de la poix fondue venant des bassins de radoub et à celle des crevettes frites qui s'intensifiait à l'heure du déjeuner, cessa de l'indisposer.
– Médême ! Médême !
Une voix, dehors, l'appelait.
Elle sourit, revint vers la fenêtre. Kouassi-Bâ, au pied de la maison, levait vers elle son noir visage.