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Proies convoitées, pas toujours faciles mais nombreuses, et plusieurs fois par jour, on voyait le comte et son capitaine d'Urville en compagnie de lord Cranmer et du gouverneur Colin Paturel lorsqu'il était à bord, s'élancer vers la dunette et franchir à grandes enjambées l'escalier qui y montait, afin d'examiner à la longue-vue le bâtiment que la vigie de la hune venait de signaler.

Tant que n'avait pu être discerné et reconnu son pavillon, sa probable nationalité, ses intentions amicales, les navires et petits bateaux de l'escorte opéraient une manœuvre qui les plaçait en cercle définitif au-devant de L'arc-en-ciel, ainsi qu'une meute en arrêt, prête à mordre et n'attendant qu'un signe pour s'élancer, c'est-à-dire se préparer au coup de semonce, si le navire suspect refusait de s'annoncer, puis lui envoyer une bordée de boulets dans ses œuvres vives s'il persistait à s'avancer trop hardiment en leur direction. Il ne fut pas besoin, au cours des rencontres qu'ils firent durant les quelques jours de traversée, d'en arriver là.

*****

Ce jour-là, ils avaient jeté l'ancre devant l'archipel des îles de Mountjoy's pour y charger des ballots de laine des célèbres moutons qu'on y élevait.

Angélique, installée à sa place habituelle, apercevait le petit vaisseau agile et rustique de Colin Paturel, Le cœur de Marie, une caraque de style portugais, d'un modèle un peu archaïque, mais prompt et maniable, louvoyant autour de leur grand navire comme un bon chien de garde. Elle se rappelait que Colin avait été, lui aussi, un de ces pirates sans scrupules qui effrayaient la baie Française, rançonnaient les morutiers et ravageaient les petits établissements côtiers anglais, hollandais, écossais ou français.

À bord du Cœur de Marie, il avait attaqué Gouldsboro, en avait été repoussé.

Dressé, puissant, sur l'avant de son navire, il s'était tenu aux aguets de sa proie, sa barbe et ses cheveux blonds au vent, lui le redoutable Barbe d'Or, tandis que dans les eaux froides d'un bleu d'acier de cette mer océane, se reflétaient les couleurs brillantes du grand tableau peint sur la tutelle du château arrière. Ce tableau représentait, entourée d'anges, une Vierge Marie dont le beau visage, les cheveux d'une blondeur profane, le regard aux teintes d'eau marine, rappelaient les traits d'une femme que Colin avait aimée au bagne du Maroc, avec laquelle il s'était évadé, et dont il voulait garder l'image dans sa vie errante d'écumeur des mers. Sans se douter qu'un jour, très loin, du côté de l'Amérique, il la retrouverait et qu'il serait vaincu, capturé par celui dont elle était l'épouse.

Colin le pirate, tombé aux mains du maître de Gouldsboro, promis à la pendaison haut et court et qui, soudain, avait été présenté par Joffrey comme gouverneur de Gouldsboro.

« Qu'a-t-il bien pu lui promettre pour obtenir son accord ? Pour qu'il s'incline devant lui, son rival, qui lui avait tout pris, y compris la femme qu'il aimait... Qu'y puis-je, se disait-elle avec un soupir, si Colin n'a pu m'oublier ? »

Ces deux hommes, Angélique les avait observés par la fenêtre du fort, Colin enchaîné, buté, et Joffrey allant et venant autour de lui avec son allure de loup, et sur la table les émeraudes de Caracas qui brillaient, butin saisi dans les coffres du navire pirate, Le cœur de Marie, après sa défaite.

Affrontement qui venait de loin. D'un passé que chacun avait vécu de son côté en Méditerranée, dans l'inconnu de l'autre, et qui éclatait et se dénouait par le hasard fou qui les mettait en présence tous trois, des années plus tard.

Fracas des canonnades. Le battement des cœurs déchirés de passions, de colère, de jalousie, battant violemment comme des tambours de guerre, les coups sourds du cœur de Colin, battant d'amour pour elle, jadis, et plus tard, et toujours. Puis ces bruits de combats, ces clameurs s'étaient affaiblis, avaient fait silence, comme après une tempête épuisante, et lentement, sur la mer calmée, avec les débris des navires fracassés comme avec ceux de leurs vies ravagées, s'étaient formées les assises d'une alliance, d'une entente, d'une amitié.

« Qu'a-t-il pu lui promettre pour obtenir sa soumission et son assentiment... son dévouement ? »

Elle fermait les yeux, laissait la tiédeur d'un soleil traversé de vent frôler son visage. Un sourire effleurait ses lèvres.

« Il faudra bien qu'il me le dise un jour, lui, Colin, ce que Joffrey lui a promis. »

Elle s'engourdissait, s'endormait presque, et il subsistait en elle cette sensation d'harmonie et de paix qui planait au-dessus d'elle et les environnait, comme les vastes accords d'orgues célestes répercutés aux échos des îles. Un instant de bonheur pur, un état de grâce... Sous ses paupières, la lumière prenait des nuances irisées, comme à travers ces porcelaines de Chine, dans lesquelles elle buvait, chez Mrs Cranmer, ce thé rose et de Chine également qui lui avait rendu des forces. Des ombres bougeaient.

Elle entrouvrit les yeux et tressaillit, distinguant à son chevet la haute silhouette à la forte carrure de Colin Paturel qui l'observait. Parce qu'elle venait de l'évoquer, en Barbe d'Or farouche, elle resta un moment indécise, puis se redressa avec un sourire.

– Asseyez-vous près de moi, monsieur le gouverneur. Vous êtes presque le seul sur ce navire à qui je n'ai pas encore donné audience.

Il attira à lui une baille – cuveau de bois – qu'il renversa, disant que c'était là un siège capable de supporter son poids, mieux que ces élégants pliants de tapisserie. Il rangea de côté son sabre d'abordage qu'il portait lorsqu'il était en mer.

– Quel était votre songe, madame, pour que naquît sur vos lèvres ce doux sourire ? À quoi, ou à qui rêviez-vous ?

Elle lui renvoya sa malice.

– Si je vous répondais : À vous, monsieur le gouverneur, m'accuseriez-vous d'être coquette ou hypocrite ? Pourtant, rien n'est plus vrai. Colin, je pensais à Barbe d'Or qui me captura non loin d'ici sur son navire Le cœur de Marie et qui me livra à l'un des envoyés du père d'Orgeval chargé par lui de m'amener prisonnière à Québec.

– Le R.P. de Vernon ? Certes, je me souviens, dit Colin.

– Vous n'étiez pas présent chez lord Cranmer lorsque le père de Marville est venu nous annoncer la mort du père Sébastien d'Orgeval, mais la nouvelle vous est connue. C'en est donc fait aujourd'hui de ses poursuites et de ses complots. Me blâmerez-vous si je vous confesse que je m'en réjouis ?

– Non, madame. C'est de votre part un sentiment normal. Une saine estimation de la situation. L'ire dont il vous a accablée injustement et les dangers qu'il vous faisait courir autorisent qu'on se réjouisse d'être désormais à l'abri de ses conjurations.

– Et puis, non, dit Angélique en secouant la tête. Je ne me réjouis pas, en vérité. Je vous avouerai que mes craintes ne sont point apaisées, si elles ont pris un autre tour. Je savais d'où venaient les coups et qui était l'ennemi. J'espérais qu'un jour, en le rencontrant, il serait possible d'atteindre en lui cette part d'humanité qu'il possédait, et de désarmer son exécration. Maintenant, c'est trop tard. Il a laissé derrière lui, comme la mer qui se retire laisse une écume jaunâtre et stérile, ceux qu'il avait dressés, endoctrinés, formés à le défendre et qui, peut-être, vont continuer à mener contre nous une action d'autant plus âpre qu'ils se référeront aux dernières volontés d'un saint.

Colin l'avait écoutée avec attention.

Il secoua la tête et dit qu'il partageait avec M. de Peyrac le sentiment que rien ne pouvait laisser augurer d'un changement possible à la suite de cet événement qui n'était certainement pas encore connu en Nouvelle-France et ne le serait peut-être pas avant l'hiver puisque Outtaké avait envoyé les seuls témoins dans le Sud, en Nouvelle-Angleterre.