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N'était-elle pas fort égoïste en trouvant tout à fait normal l'isolement de Colin et qu'il se satisfasse de se consumer d'amour pour une dame lointaine et oublieuse comme dans les contes de chevalerie ? Ne devrait-elle pas l'encourager à prendre épouse ? Il y avait eu une fille du roy parmi les naufragés, assez fine et jolie, Delphine du Rosoy, qui était tombée amoureuse de lui. Lorsqu'elle l'avait appris, Angélique avait jugé cette idée tout à fait extravagante et s'était félicitée que Delphine trouvât à Québec un époux à sa convenance dans la personne d'un jeune et aimable officier. Et, à la réflexion, elle continuait à ne pouvoir imaginer Colin Paturel, son Colin, nanti d'une épouse.

– Quelle est encore la cause de cet autre sourire amusé qui vient de fleurir sur vos lèvres, madame, tandis que vous vous assoupissiez ? demanda la voix de Colin.

– Toujours votre personne, monsieur le gouverneur. Je pensais à vos charges et me demandais si elles n'étaient pas parfois lourdes et bien ingrates pour un homme seul ?

– Je ne suis jamais seul, fit-il.

Dans un de ces gestes spontanés qu'elle avait pour lui, elle tendit le bras et effleura d'une caresse légère sa tempe.

– Il y a là dans vos cheveux un reflet blanc que je n'y avais jamais vu.

– Ce reflet est venu soudain. Pouvez-vous comprendre, madame, que la douleur ressentie à votre chevet, à Salem, alors que votre fin était proche et certaine, a plus compté pour moi que dix années de batailles au service du grand Moghol ? De quoi blanchir en quelques jours. La chose n'a rien qui puisse surprendre.

– Colin, quelle folie !

Ce qu'il venait de lui dire l'avait émue, et, pourquoi se le cacher, lui avait fait plaisir.

– Je me suis vue à cet instant, lui dit-elle, à cet instant de ma mort. Je ne sais pas où je me trouvais exactement, mais j'étais très lucide. J'apercevais une femme dans un lit, inanimée. Peu à peu, j'ai compris que cette femme, c'était moi et, Colin, il n'y a qu'à toi que j'ose l'avouer, je me suis trouvée belle.

Il rit d'un fort éclat qui montra sa solide denture dans sa barbe blonde.

– Je ne plaisante pas, Colin. C'était tout à fait différent de ce que je suis habituée à découvrir dans mon miroir. Où je me plais, certes, où je ne m'inquiète pas de ces imperfections que toute femme est portée à grossir, ingrate envers les attraits que lui a dispensés la nature et dont elle devrait se réjouir. J'ai toujours remercié le ciel de m'avoir dévolu, puisqu'on me la reconnaissait, cette faveur inestimable que l'on appelle la beauté et n'ai jamais songé à m'en croire dépourvue. Mais, ce soir-là, c'était autre chose. Je me voyais, comment te dire ? Comme une étrangère, comme une inconnue, mais aussi comme un personnage merveilleux, paré de charmes qui donnaient envie de l'aimer. J'ai presque oublié maintenant, mais, lorsque ce souvenir me revient, je suis tellement exaltée qu'il me semble que je vais m'élever à quelques pouces du sol...

Le rude Colin l'écoutait, penché vers elle, et avec un sourire attendri. Il la trouvait touchante dans ses confidences. Elle lisait dans ses yeux une adoration sans bornes.

– Tu t'es vue comme nous te voyons, nous qui t'aimons, fit-il, nous dont tu as capturé le cœur, enchaîné l'être. Sans doute oui, à cet instant, tu as su, non seulement quel prix tu avais pour le regard de Dieu, mais tu as su aussi de quel trésor et de quel enchantement tu emplis nos vies par ta présence. N'oublie jamais, petite. N'oublie pas cette vérité. Toi-même l'ignorais. Tu n'en avais pas assez conscience. C'est un péché. Ne doute jamais de ce que tu as apporté sur Terre, de ce qui rayonne de toi et de ce que tu dispenses d'ineffable. S'ils viennent, ceux qui t'accablent et te haïssent, et s'ils sont si nombreux à voler autour de toi, c'est qu'ils veulent que tu doutes, que tu t'égares et que tu retombes à l'avilissement de la condition humaine. Ils te craignent, eux, les anges noirs de la destruction et des ténèbres. Ils savent qu'illuminer le cœur d'un homme, c'est comme allumer une lumière et un feu dans une maison obscure et glacée.

« Et ils savent de quelle défaite tu les menaces. Car toute joie éprouvée sur terre travaille pour le salut du monde.

Chapitre 19

On approchait du but et, au-delà de Wiscassett, la flotte mit cap à l'est.

Lord Cranmer estimait avoir rempli la mission pour laquelle il avait été délégué par le gouverneur de Nouvelle-Angleterre auprès du comte de Peyrac.

Habitué au climat de la Jamaïque, il frottait ses mains l'une contre l'autre et trouvait qu'il faisait froid. Il regardait avec suspicion ces parages réputés inhabitables, plus que dangereux, maudits entre tous ; réputation grossie de légendes qui allaient de celle, indienne, du géant Gludskap, se retournant au fond de la baie, ce qui expliquait l'ampleur de ses marées, à celles de tous les conflits et attaques de piraterie ou de guerre, qui faisaient de chaque recoin, de chaque plage, de chaque estuaire, le lieu d'une histoire sanglante. Un vrai chapelet pour pèlerinage de brigandage et de saccages, d'attentats et de meurtres.

Tous les établissements à l'est de Wells étaient considérés comme un no man's land où le gouvernement du Massachusetts ne se risquait qu'avec répugnance et dont il se désintéressait par force.

La tragédie de ces contrées, disait-il, c'était que, depuis le début, le droit des uns n'avait jamais cessé de limiter l'intérêt des autres. Or, pour les Anglais, c'était vital de s'y maintenir, car là était leur corne d'abondance, la réserve du pactole sur lequel reposait le salut et qui faisait déjà proclamer d'un air solennel par ses fils :

« La Bible et la morue ont sauvé la Nouvelle-Angleterre. »

L'endroit était le plus riche en tout : on y trouvait près des côtes les plus fructueuses pêcheries avoisinant le meilleur banc morutier au sud de la péninsule de la Nouvelle-Écosse, que les Français appelaient Acadie péninsulaire, alors que le Maine, pourtant reconnu anglais, était l'Acadie continentale.

C'était aussi par là, sur les rives nord et sud de la French bay et dans l'arrière-pays, qu'on trouvait les plus belles pelleteries. Et, si les Anglais avaient depuis beau temps estimé le peu d'intérêt de ce commerce, l'avidité de la Nouvelle-France pour la fourrure, sur laquelle reposait toute son économie, rendait les Français plus âpres à défendre ces domaines contre l'intrusion anglaise, ce qui mettait en danger le commerce de pêche des Nouveaux-Anglais.

Comme ils croisaient au large de la Nouvelle-Écosse, une rencontre vint donner une démonstration aux faits et à la situation exposés par le délégué du roi d'Angleterre et du représentant de ses colonies anglaises d'Amérique du Nord, lord Cranmer.

On put apercevoir en effet les voiles d'un agile petit vaisseau de cent cinquante tonneaux, accompagné d'un sloop plus modeste, et avant de discerner le pavillon français, on avait reconnu Le sans-peur du corsaire dunkerquois Vanereicke, qui, selon une tradition déjà établie, chaque été, venait rendre visite à son ancien ami des Caraïbes, le comte de Peyrac.

On mit en panne, et les retrouvailles se firent sur le pont de L'arc-en-ciel.

Parmi les personnes qui montèrent à bord se trouvait M. de la Roche-Posay, gouverneur de l'établissement français acadien de Port-Royal, avec lequel les gens de Gouldsboro avaient les meilleures relations de voisinage.

La veille, Vanereicke avait accepté d'escorter le sloop de M. de la Roche-Posay qui était sur le point de se faire arraisonner par un yacht de nationalité douteuse, mais, supposait-on, anglaise : premier point. Ensuite, le gentilhomme français ayant entrepris son voyage pour aller au-devant du navire envoyé de Honfleur par sa compagnie marchande, propriétaire de l'établissement qui chaque année l'alimentait en outillage, produits indispensables, recrues en hommes, soldats et armes, avait appris sa capture par des flibustiers de la Jamaïque, anglais aussi : deuxième point.