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Un été sur deux, le navire de Honfleur n'arrivait pas. M. de la Roche-Posay se verrait une fois de plus contraint d'aller se fournir à Boston avant l'hiver ce qui ne manquait jamais de lui attirer la suspicion de l'administration française de Québec.

Enfin, il se réjouissait de la présence à bord de M. Paturel, car avant de rentrer chez lui il comptait passer par Gouldsboro afin de lui demander d'intervenir pour faire cesser une situation insupportable : non seulement trois cents barques de pêche anglaises patrouillaient dans la baie Française, mais cette année, sans aucune vergogne, ces Bostoniens n'avaient pas hésité à installer leur sécherie de morue sur des plages acadiennes ou des plages réservées aux Malouins venant de France pour leur saison coutumière, et cela avait causé des incidents qui ne s'étaient pas réglés sans violence : troisième point.

Après l'avoir écouté et prodigué les paroles de réconfort et les promesses qui s'imposaient, on fit passer de L'arc-en-ciel à son bâtiment une partie des marchandises dont il avait besoin et qu'il ne lui serait pas nécessaire d'aller mendier à Boston, agrémentées de divers cadeaux pour son aimable femme et ses nombreux enfants qu'éduquait si bien, dans leur grand fort de bois de Port-Royal, leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac8.

Il y avait pour les fillettes des poupées à la figure de cire peinte et aux atours somptueux comme certes on n'en avait jamais vu dans les censives acadiennes si oubliées de leur gouvernement qu'il fût de Paris ou de Québec.

Lord Cranmer, de visu, avait pu constater que les difficultés et la pénurie dans lesquelles se trouvaient les habitants des rares postes français de la région ne mettaient pas l'industrie de pêche de la Nouvelle-Angleterre en grand danger.

Mais il secouait la tête, sceptique :

– D'Acadie ou de Canada, ces Français sont des enragés.

Cependant, les choses pouvaient se résoudre sans bataille. Son voyage à lui s'achevait. Un navire de la marine royale anglaise, à bord duquel se trouvait l'amiral Sherrylman, sortit d'un léger brouillard et d'une crique où il s'était embossé et caché depuis deux jours, en attente de L'arc-en-ciel.

Rassuré sur l'avenir grâce à Peyrac auquel il avait remis les pleins pouvoirs, « Il n'y a que des Français pour administrer des Français » reconnaissait-il en riant, il prit congé de ses hôtes.

Après avoir adressé à Angélique ses vœux et ses remerciements, il pencha sa petite barbe rousse et pointue au-dessus des deux berceaux et sourit.

Avec lui, commençait de s'effacer, de se diluer l'intense image de Salem et de ses prodiges.

Ruth et Nômie étaient là encore, mais elles avaient laissé de côté leurs capes allemandes à bonnets pointus exigées à Salem et, drapées dans des mantes qui dissimulaient leur lettre écarlate et coiffées d'un gracieux bonnet à la française qui laissait leurs cheveux blonds auréoler leurs beaux visages, elles redevenaient presque des femmes comme les autres.

Parmi ces étrangers qui retournaient chez eux et qui flairaient dans le vent vif de la grande mer intérieure ce climat d'aimable anarchie qui leur était familier, elles auraient pu être passagères anglaises, regagnant un hameau caché dans les replis d'un estuaire ou la petite communauté d'une île occupée de tissage et de cultures.

Chapitre 20

Le lendemain, les côtes du Maine furent en vue. Le Maine au nom de province française donné par des Anglais en l'honneur de leur reine, épouse de Charles Ier Stuart et fille d'Henri IV de France, duchesse par apanage de ce fief angevin.

Quel découvreur n'aurait pas été charmé par la beauté sauvage et colorée de l'endroit, avec ses côtes déchiquetées, l'ampleur infinie de ses estuaires Piscatoga, Saco, Kennébec, Shcepscott, Damariscotta, Penobscot, Saint-Croix, Saint-Jean s'enroulant autour de multiples îlots boisés, se lovant dans le creux d'innombrables baies tranquilles, embouchures de fleuves ou labyrinthes bucoliques, alternant avec de hautes falaises roses ou bleues creusées de fjords dangereux, reliés par des longues plages de sable fin ? Au-delà du rempart de cette côte déchiquetée et délirante, la forêt et les montagnes en moutonnements s'élevant de plus en plus haut formaient un immense arrière-pays, creusé de milliers de lacs dont certains avaient jusqu'à quinze lieues9 de long et d'autres n'étaient qu'un œil rond d'azur ou du vert de l'émeraude dans le noir des bois.

Dès que la montagne de Camden qui se trouvait en face de Pentagouël fut reconnue, il y eut beaucoup d'animation à bord. On se porta vers la proue. Mais, comme il fallait s'y attendre, des rouleaux de brume apparurent et vinrent au-devant du navire. C'était l'accueil traditionnel de la baie Française, aussi célèbre pour ses brouillards que pour ses marées.

Il y eut des cris de déception. Et quelques-uns se dévouèrent pour aller chercher des manteaux, des châles, des couvertures. On enveloppa les bébés que l'on avait fait monter aussi sur le gaillard d'avant, en ce moment très émouvant de leur arrivée en leur nouveau pays. Mais personne ne voulait redescendre et s'abriter. Le brouillard était si épais qu'on ne voyait même plus le bout des mâts, et le navire, aux vergues peuplées de fantômes, se mit à naviguer au ralenti. L'eau tombait en gouttelettes dorées. La lumière en luttant contre l'opaque rideau humide divisait les nuances de son spectre et l'on vit trembler des ondes bleu et vert, orange et or : des arcs-en-ciel.

On entrait dans le pays des arcs-en-ciel dont Florimond avait rêvé avant de partir à la recherche de son père.

Puis il y eut, sur un coup de vent, une commune exclamation et Angélique sourit en apercevant Séverine et Honorine qui sautaient de joie en poussant des cris enthousiastes, tandis qu'au loin, émergeant d'un écrin de brume d'un bleu doux, se dessinaient les deux mamelons roses de l'île du Mont-Désert. Leur apparition, aux belles tonalités variant de l'aurore au pourpre dans le soleil, ou de tendre couleur chair, suivant les rayons de lumière qui les caressaient de leurs pinceaux d'argent, filtrant à travers les nuages, annonçait l'approche de Gouldsboro. Encore quelques heures et la passe cachée qui n'était accessible qu'à marée haute serait franchie puis l'on pourrait apercevoir les maisons étagées au-dessus de la plage et du port et la frange sombre que ferait sur la rive la population rassemblée, en attente.

Séverine et Honorine dansaient une ronde en riant, des matelots lançaient leurs bonnets en l'air.

Angélique voulut prendre l'un des bébés dans ses bras. Elle ne s'habituait pas à les tenir tellement ils étaient petits et inconsistants. Elle avait toujours l'impression qu'ils lui fondaient dans les mains et qu'elle risquait de les égarer au sein de leurs blancs lainages.

Qu'ils étaient peu de chose quand ils dormaient ainsi ! Le souffle de vie qui les animait était imperceptible. Ils étaient sereins, palpitants. Ils dormaient.

Autour d'elle, on leur adressait la parole. On leur montrait ces deux montagnes rondes, posées sur la mer, comme on leur aurait désigné sur un quai d'arrivée des parents ou amis les attendant avec joie et impatience.

Le plaisir évident de Séverine ajoutait à la joie d'Angélique. Pour la petite exilée, ce coin sauvage de la dure Amérique était devenu un peu « le pays », la maison, ce lieu privilégié où l'on est certain de se retrouver parmi sa famille et ses amis, chez soi.