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– Le maître m'envoie. Il s'inquiète !

– Dis-lui qu'il se rassure. Je vais bien.

Kouassi-Bâ était l'attention de Joffrey sur elle.

Immuable et fidèle gardien, plus ami que serviteur depuis tant d'années qu'il se tenait aux côtés du comte, attentif au moindre signe et devinant même les moindres changements d'humeur chez celui dont il avait partagé les travaux, les voyages, les disgrâces, les dangers, et jusqu'à la servitude des galères, il était pour Angélique comme l'incarnation d'une sollicitude qu'elle sentait ne jamais se démentir.

Maintes fois, il surgissait devant elle, transmettant un message ou s'informant de ses désirs, il l'attendait au seuil d'une porte pour la raccompagner ou bien se présentait tenant un petit plateau d'argent sur lequel fumait une tasse de café turc à l'instant même où elle aurait donné sa bourse et sa vie pour en boire une, car – et c'est en cela qu'il y avait un peu de magie dans ce qui les reliait tous les trois, elle, Joffrey et lui, Kouassi-Bâ – c'était toujours à bon escient qu'il apparaissait.

Cette fois encore, Joffrey et son serviteur n'avaient dû échanger entre eux qu'un seul regard et le grand Noir s'était glissé comme une ombre hors de la salle du conseil.

Sa présence familière, bienveillante et dévouée corps et âme, mêlée de plus à une indulgence et une admiration sans borne pour tout ce qu'elle disait ou entreprenait, réconforta Angélique et elle s'étonna presque d'avoir été abattue quelques instants plus tôt.

– Le maître doit-il prendre congé des régents et te rejoindre ? s'informa-t-il.

– Non, Kouassi-Bâ, les sujets que ces messieurs ont à débattre sont trop graves. J'attendrai avec patience. Transmets-leur mes excuses. Fais-leur comprendre, ce qu'ils ont, je pense, fort bien compris, que ces tristes nouvelles m'ayant profondément bouleversée, je me suis retirée afin de mieux méditer sur les moyens de leur venir en aide.

– Bien ! Bien ! dit Kouassi-Bâ, avec un geste d'adieu et de bénédiction.

Il s'éloigna en scandant, sur les hauts talons de ses souliers à boucles, un petit pas de danse.

Le grave Kouassi-Bâ, qui s'estimait homme d'âge, manifestait une exubérance nouvelle, depuis qu'il avait appris l'arrivée parmi eux d'un « petit prince » ou d'une « petite princesse ». Que serait-ce s'il venait à apprendre qu'il y en aurait peut-être deux !... Les sauts de joie ne conviendraient plus à ses cheveux blancs.

« Même pour combler tous les vœux de Kouassi-Bâ, se dit-elle, en reprenant place dans le fauteuil, je ne peux m'empêcher d'appréhender cette perspective inattendue. »

Elle essaya d'imaginer deux petits garçons aux yeux noirs et aux cheveux touffus qui ressembleraient à Florimond, ou bien, ne serait-ce pas plus drôle et plus charmant, deux petites filles également brunes, le regard vif et brûlant ? Elle ne parvenait pas à leur prêter sa blondeur ou ses yeux clairs, car elle avait rêvé de « l'enfant de Joffrey » et elle ne pouvait le voir qu'à son image.

Mais deux !

Ce qui ajoutait à sa perplexité, c'était de se rappeler la prédiction de la devineresse Mauvoisin, qu'elle n'avait jamais prise au sérieux et qui lui était tout à fait sortie de la mémoire pendant de nombreuses années.

Cela s'était passé à Paris, en un temps où, seule et dans une situation précaire, elle bataillait dur pour gagner son pain et celui de ses deux jeunes fils, Florimond et Cantor. Avec deux amies, comme elle en difficulté et curieuses de savoir si l'avenir leur serait plus clément que le présent, elle avait été consulter Catherine Mauvoisin, qu'on appelait aussi la Voisin, dans son antre du faubourg du Temple où, déjà, se rendait tout Paris.

La sorcière était ce jour-là saoule comme une grive. Drapée dans son manteau brodé d'abeilles d'or, elle était descendue en titubant de son trône et, marchant vers les trois belles jeunes femmes debout devant elle, elle leur avait dit, à chacune, après leur avoir regardé la paume de la main : « Le roi vous aimera », ajoutant à l'adresse de la plus modeste et déshéritée d'entre elles : « Et même, vous, il vous épousera ! », ce qui avait mis dans une colère noire la troisième participante qui comptait bien avoir de toutes le destin le plus glorieux.

Angélique riait encore en revoyant la scène. Ce qui la troublait, c'est que, s'adressant de nouveau à elle, le doigt pointé, l'ivrognesse avait déclaré :

« Vous aurez six enfants. »

Cette prédiction, énoncée d'une voix pâteuse, lui avait paru à l'époque des plus ridicules et des moins crédibles et elle avait eu tôt fait de l'oublier.

Or, les années passant, n'était-on pas en train de s'acheminer doucement vers la réalisation des prédictions de la pocharde ?

Trois jeunes femmes superbes, trois Poitevines, liées d'amitié par leur même origine provinciale, s'étaient tenues ce jour-là dans Paris, devant la sorcière Mauvoisin : Athénaïs de Montespan, née Rochechouart, Angélique de Peyrac, née Sancé de Monteloup, Françoise Scarron, née d'Aubigné.

Or, aujourd'hui, quelque vingt années plus tard, la belle Montespan triomphait à Versailles, devenue la plus aimée et la plus brillante des maîtresses du roi Louis XIV, l'obscure Françoise Scarron, dont les robes rapiécées étaient loin, venait d'être nommée par lui marquise de Maintenon, et Angélique, qui s'était refusée au monarque, ne s'apprêtait-elle pas, dans sa lointaine Amérique, à mettre bientôt au monde deux enfants, ce qui porterait à six le nombre de ceux qu'elle avait engendrés ?

« Six ! Et bientôt peut-être ? Non, se dit-elle, de nouveau nerveuse à cette pensée. Pas bientôt ! Ce serait désastreux pour ces petites vies ! Quoi qu'il en soit, il n'est pas question que je fasse mes couches à Salem. Je dois me trouver à Gouldsboro. »

Pour rien au monde, elle ne voulait mettre son enfant – ou ses enfants – au monde dans une colonie de Nouvelle-Angleterre et les lilas de Salem, ses beaux ormes en gerbes harmonieuses ne compensaient pas pour elle la rigide atmosphère que faisaient régner dans leur cité ces terribles honnêtes gens, une cité où une femme enceinte ne pouvait pas respirer à sa fenêtre sans se faire montrer du doigt.

Elle regarda vers l'horizon, rêva de mettre à la voile, de cingler vers Portland où elle trouverait peut-être Shapleigh, vers Gouldsboro, où son amie Abigaël l'entourerait de ses soins. Et là, ils seraient « chez eux ».

Une ombre soudaine se répandit, voilant le soleil, pénétrant comme une onde ténébreuse dans la pièce dont elle parut engloutir meubles et tentures.

Un concert de cris aigres s'amplifia. C'était un vol d'oiseaux comme il s'en répandait à tous moments, en immenses nappes débordant la ville même, sur ces rives d'un continent encore presque inviolé. On comprenait alors que l'être humain y était encore de bien peu d'importance en face du foisonnement animal et que ce n'étaient pas ici et là ces quelques villes et villages qui faisaient reculer de beaucoup la forêt souveraine.

Angélique avait failli jeter un cri. L'écho d'une voix haineuse chuchotait soudain à ses oreilles :

« J'ai appris à haïr la mer parce que vous l'aimiez, et aussi les oiseaux, parce que vous les trouviez beaux et extraordinaire leur vol quand ils passaient par milliers en nuages qui assombrissaient le ciel !... »

La démone !... Seul un être diabolique pouvait trouver de tels accents, d'un souvenir aussi proche.

Angélique se défendait parfois vainement, mais gardait l'obscur pressentiment que la démone –bien que morte et enterrée – n'avait pas dit son dernier mot. Lorsqu'on hait avec une telle force, ne peut-on poursuivre jusque dans l'au-delà ses projets de vengeance ? Elle avait été si habile, cette femme envoyée par le jésuite pour les détruire.

La lumière revint brusquement. Les oiseaux s'abattaient là-bas en brusques traînées de neige, couvrant les roches. Leurs cris s'amenuisaient et l'on entendait en écho ceux des loups marins dont les bandes passaient au large. La mer remontait.