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Angélique regrettait d'avoir dit à Kouassi-Bâ que tout allait bien et qu'elle prendrait patience.

À défaut de trouver un domestique de Mrs Cranmer, elle se demandait où étaient passés les leurs... Et où était donc la jeune Séverine Berne qu'elle avait emmenée pour lui faire voir un monde moins rude et plus rapproché désormais de la civilisation européenne que son établissement de pionniers de Gouldsboro ? La gentille Séverine de seize ans méritait bien de se promener dans une ville animée comme New York, voire Boston et Salem, après avoir œuvré avec courage depuis trois ans sur une terre sauvage où il n'existait, quand elle y avait débarqué avec sa famille venant de La Rochelle, qu'un fort de bois et quelques masures. Durant ce périple au long des côtes de Nouvelle-Angleterre, Séverine avait été pour Angélique une compagnie féminine agréable et distrayante. Elles avaient refait connaissance, renouant les liens d'affection presque familiale qui les unissaient depuis qu'Angélique avait vécu chez les Berne, du temps de La Rochelle.

Elle s'occupait aussi d'Honorine sur le bateau et aux escales. Ils avaient hésité à emmener leur petite fille qui se trouverait peut-être mieux de rester au calme à terre, la laissant entourée des meilleurs soins à Wapassou ou à Gouldsboro, comme ils l'avaient déjà fait pendant certains courts voyages de l'été.

Mais cette fois, Honorine avait manifesté une certaine inquiétude de voir Angélique s'éloigner « en compagnie » du futur petit frère ou petite sœur. Du moins, c'est en ce sens que Joffrey de Peyrac interpréta les réflexions qu'elle émit plusieurs fois à la cantonade. Honorine disait parfois toute sa pensée sur certains points. Mais elle ne disait pas tout. Il fallait être attentif.

Elle accepta l'amitié de Séverine et se réjouit du voyage. Ce matin, elles avaient dû aller se promener ensemble, car il y avait mille choses à voir sur le port et dans la ville avec les entrepôts, les magasins et les boutiques regorgeant de marchandises.

Angélique crut entendre leurs voix et, se penchant de nouveau par la fenêtre, elle aperçut en effet l'adolescente qui tournait le coin de la rue, donnant la main à l'enfant. Toutes deux étaient accompagnées d'un grand jeune homme, vêtu de sombre comme les puritains de l'endroit, mais chaussé de bottes à revers et coiffé d'un chapeau à large bord orné d'une plume qui ne manquait pas d'élégance. Séverine et lui devisaient avec animation et, parut-il à Angélique, en français. Ce qui n'était tout de même pas courant à Salem.

Chapitre 4

La porte en bas claqua et Séverine appela :

– Dame Angélique ! On m'a prévenue que vous étiez de retour chez lady Cranmer. Je vous amène un Français qui se dit de votre province et prétend vous connaître.

Étonnée, Angélique retourna sur le palier. Le vestibule était sombre et elle ne distingua pas très bien les traits du nouveau venu. Le jeune homme avait ôté son chapeau et levait vers elle un long visage anguleux et pâle, sur lequel elle ne pouvait mettre un nom, mais qui lui inspirait cependant une vague réminiscence. À sa vue, il poussa une exclamation.

– Oh ! Madame du Plessis-Bellière, c'est donc bien vous ! Je n'osais pas y croire malgré tous les renseignements que j'avais glanés et les recoupements qui me confirmaient votre venue en Amérique.

Il franchit en deux grandes enjambées l'escalier et, s'agenouillant devant elle, baisa sa main avec ferveur.

Angélique demeurait perplexe. Qui pouvait donc bien être ce jeune homme qui la saluait du nom qu'elle portait autrefois à Versailles lorsqu'elle y tenait rang parmi les grandes dames de la cour ?

Il se redressa. Grand, maigre et dégingandé, il la dépassait d'une bonne tête.

– Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Nathanaël de Rambourg.

Et, comme elle hésitait encore :

– Nos terres sont voisines des vôtres du Plessis, en Poitou. Toute mon enfance, j'ai joué et fait mille fredaines avec votre fils Florimond, et c'est même avec lui que j'ai commis la folie de me sauver en Amérique.

– Oh ! J'y suis ! s'exclama-t-elle. Quelle surprise, mon pauvre enfant !

Les noms, les mots venaient de lier en un éclair quelques images anciennes pour aboutir à l'écho d'un double galop s'éloignant à travers les frondaisons du parc du Plessis et qu'elle avait entendu au sein d'une nuit redoutable.

Elle chancela presque, puis se ressaisit.

– Nathanaël ! Mais oui ! Je te reconnais !... Viens donc t'asseoir.

Elle retrouvait d'emblée le tutoiement dont elle usait jadis envers le pâle gamin, déjà « long comme un jour sans pain », disait Barbe, et qu'elle avait toujours vu traîner derrière ses deux rejetons, Florimond et Cantor, lorsqu'ils séjournaient au Plessis. Escorte dont, parfois, ils prétendaient être importunés, le chassant, le repoussant, lui faisant endurer mille avanies, puis le réintégrant dans leurs bonnes grâces dès qu'il s'agissait de fomenter quelque expédition guerrière ou quelque complot envers les « grandes personnes ».

Le domaine de Rambourg jouxtait, en effet, les terres du Plessis. Ils appartenaient à une famille de très ancienne noblesse qui avait adhéré à la Réforme, dès les premiers prêches de Calvin. Huguenots depuis trois générations, impécunieux, prolifiques – Nathanaël était l'aîné de huit ou dix enfants –, fervents religieux, ils avaient tout pour attirer sur eux le malheur, la persécution et la tragédie.

En ce dernier été qu'elle avait passé au Plessis, Florimond et Nathanaël se rencontraient souvent, complotant plus que jamais.

– Il était si bavard, ce Florimond, dit le jeune homme en riant, si imaginatif et si convaincant que je l'ai suivi !

Angélique avait repris place sur le siège à haut dossier. Il lui fallait un instant de repos pour assumer la nouvelle.

– Ma chérie, dit-elle, s'adressant à Séverine qui s'inquiétait de la voir ainsi, veux-tu aller me préparer une tisane de passiflore et m'en apporter une tasse bien chaude ? Tiens, prends un sachet dans mon sac de médecines.

Le visiteur, repliant ses longues jambes, s'était assis sur un « carreau » de tapisserie, sorte de tabouret de crin dont on parsemait les demeures. Angélique n'en revenait pas de le voir là. C'était un revenant !... Plus ! Un survivant.

Florimond, retrouvé, ne lui en avait jamais touché mot et quand elle y pensait parfois, Angélique se promettait d'interroger son fils au sujet de son compagnon de voyage. Puis, elle oubliait, gardant l'impression confuse que les deux jeunes aventuriers s'étaient séparés avant même d'embarquer.

Or, il était en Amérique.

Que lui était-il advenu au cours de ces dernières années, si ce n'est d'avoir grandi démesurément ?

En l'observant, Angélique se dit qu'il était quand même plus beau que son père, le pauvre Isaac de Rambourg, lui aussi maigre et long, mais doué d'un souffle prodigieux et qui était mort en sonnant désespérément du cor du haut de son donjon, réclamant un impossible secours, pour lui huguenot, abandonné, au cœur même de sa province, à la cruauté des dragons du roi, « les missionnaires bottés ».

Elle entendrait toujours les sinistres appels du cor de chasse, planant sur la forêt, tandis que les premières flammes, incendiant Rambourg, jaillissaient par les fenêtres du château.

Tourmentée, elle nota que le jeune homme ne semblait pas au courant de ce qui était arrivé aux siens. Il en parlait au présent.

Angélique se sentait incapable de lui annoncer si brusquement qu'il avait perdu toute sa famille et d'évoquer pour lui un autre massacre, perpétré celui-là sur l'ancien continent, après le récit de ceux du nouveau continent qu'elle avait dû entendre ce matin même à l'assemblée des ministres presbytériens.