– Je vous en supplie, ne repartez pas. J'ai peur pour vous. Demeurez ici à Gouldsboro, où vous pensiez que la petite Agar, si elle l'avait voulu, serait plus en sûreté. Et vous avez pu constater que vous aviez raison. Les personnes les plus diverses, de nations et de religions différentes, se sont organisées pour vivre ici en bonne intelligence. Nul n'est parfait, mais sous la juridiction de M. Paturel, tout habitant de l'endroit peut recevoir de lui protection. Personne ne peut vous menacer de mort, ni de mauvais traitement, encore moins d'arrestation arbitraire, et si les mauvaises gens, les fauteurs de troubles, voleurs, paillards ou manieurs de poing ou de couteau, se voient tancés, punis ou expulsés, ce n'est toujours qu'avec justice, et pour la paix et la défense des citoyens de l'endroit. Vous avez des compatriotes et des coreligionnaires, la plupart réfugiés, rescapés d'attaques indiennes, et qui n'ont pu regagner leurs villages. Ils sont groupés en un endroit paisible, qu'on appelle le camp Champlain. Il y a une école, une maison de prières. Vous y trouverez, ou l'on vous y construira, une demeure, et ainsi vous pourrez veiller sur le sort d'Agar en l'ayant mise à l'abri des dangers qui la guettent à travers vous.
Elle parlait avec l'espoir d'emporter leur adhésion, mais elle voyait le même doux sourire patient sur leurs lèvres et comprenait qu'elles refuseraient.
Ruth la regarda avec tendresse.
– Comment te remercier, ma sœur. Grâce à toi, grâce à ta générosité qui ne se pose pas de limites, nous avons pu, quelques semaines, vivre en oubliant notre malédiction, en croyant que nous étions, nous aussi, libres et heureuses et aimées parmi les nôtres, des créatures humaines parmi leurs frères, à leur image, créées comme eux, par Dieu à Son image... Mais si constant que soit ton cœur, si généreuse et inébranlable que soit la protection des armes de ton époux, si grande que soit la puissance que tu as reçue en apanage de retenir les fauves prêts à bondir, et de calmer par ta seule présence, ton seul regard, leurs humeurs belliqueuses, vindicatives ou sectaires, tu l'as dit : un jour, ils se réveillent, et tu ne pourrais nous préserver à jamais, ici... ou ailleurs, fit-elle voyant qu'Angélique était sur le point de s'écrier : « Alors, venez avec nous jusqu'à Wapassou »... Non, cela ne changerait rien et tu le sais.
Elle ajouta après un moment de silence :
– Tu es une femme unique... et c'est cela ta faiblesse. Car les temps ne sont pas encore venus où il y aura d'autres femmes comme toi sur la Terre. Tu es seule. Comme une étoile. Et pour cela, tout le monde regarde vers toi. Mais l'on peut tout aussi bien s'effrayer de la direction que l'étoile indique. Mais l'amour te protège...
« Demeurer ici, dis-tu, en cet établissement que lui et toi vous avez fondé ? S'intégrer à l'une de ces communautés qui s'efforcent d'y vivre dans l'entente, et y parviennent ? Agar, elle, oui, le pourrait. M. Paturel saurait à qui la confier. Je ne doute pas qu'il y ait à Gouldsboro familles ou personnes de cœur, d'esprit chrétien, qui, bien qu'elle soit une pauvre « Égyptienne », soient prêtes à l'accueillir. Agar, oui, mais pas nous.
Elles avaient donc senti grandir l'hostilité autour d'elles.
– Au moins, Ruth, profitez de l'occasion qui vous a été donnée de prendre la mer pour demander asile en d'autres colonies, aux gouvernements plus libéraux. Si vous retournez à Salem, cette occasion ne se renouvellera peut-être pas, et seules, vous ne pourrez fuir par la forêt pour gagner la plantation de Providence dans le Rhode Island, ou New Haven, dans le Connecticut, qui furent fondées en protestation contre le rigorisme du Massachusetts...
– Quel gouvernement pourrait nous accueillir hors de ta protection magique ? fit Ruth Summers, avec un tendre sourire d'ironie.
– Ruth et Nômie, écoutez-moi, il y a peut-être un espoir si vous prenez patience. Au cours de notre voyage, nous avons rencontré, à Providence je crois, ou à New York, un jeune quaker de haut rang, le fils de l'amiral Penn. Il paraît que pour l'amiral qui a conquis la Jamaïque à la couronne d'Angleterre, et qui était ami du roi, c'était désastreux d'avoir un fils qui avait eu la folie de se faire quaker. Mais celui-ci ne manquait pas d'audace, il voulait fonder une colonie de refuge pour les quakers. Son père l'a soutenu dans ses projets, et le roi, en souvenir des services rendus par le père, va accorder à William Penn une charte afin de créer un territoire où tous les quakers pourront être chez eux, et ne rien risquer. La réalisation de ce projet ne saurait tarder. Essayez de vous joindre à leur groupe.
– Et puis, eux aussi nous chasseront. Parce que nous nous aimons, et que nous guérissons par un pouvoir que l'on peut soupçonner venir de Satan ! Quel gouvernement, dis-moi, peut, de nos jours, absoudre ces péchés-là ? Et pourtant, il ne s'agit que d'amour et de charité.
Ruth Summers mit son bras autour des épaules de Nômie Shiperhall.
– Parfois, lorsque je songe à cette chère créature qui m'a été confiée, lorsque je considère le sort d'Agar, de cette pauvre petite sauvageonne abandonnée qui n'a pour la défendre que deux femmes réprouvées, elles-mêmes en danger constant, la crainte des malheurs qui les guettent m'accable. Ne crois pas, ma sœur, que je sois insensible à tes appels à la prudence et que je nie le bien-fondé de tes avertissements. Chaque jour, chaque nuit, les mêmes frayeurs me hantent et il me prend une terrible envie, pour les protéger, de redevenir « comme les autres », de me couler à nouveau dans la vêture commune, de remettre mon cou dans le carcan de la loi qu'« ils » exigent, ne serait-ce que pour apaiser leur terrible courroux d'hommes justes ou pour calmer l'effroi imbécile de leurs ouailles qu'ils endoctrinent et qui se tiennent prêtes, sur un seul signe de ces bergers redoutés, à se ruer sur nous et à nous mettre toutes trois en charpie. Alors, je me souviens que ce fut toujours ma pire tentation et mon seul vrai péché, celui que je dois expier. Des jours et des jours, et des années, je refusais, je refusais la voie désignée. J'en avais horreur.
Son regard se porta avec douceur sur la jeune femme à ses côtés :
– Elle, Nômie, elle a toujours subi sans murmurer le sort qui lui était dévolu par le ciel. Les dons de guérison lui sortaient des mains et du regard, et elle les distribuait. Dès l'âge de sept ans, elle était fustigée en place publique, à coups de verges. Elle était honnie, frappée, séquestrée, bafouée, soumise à toutes sortes de tourments pour que le diable sorte d'elle. Mais elle ne voyait pas le mal, ni en ce qu'elle faisait ni en ce qu'ils lui faisaient. Moi, je me suis révoltée. La crainte d'être chassée du troupeau est une peur animale, primitive, au fond de chacun de nous depuis les premiers temps.
Ruth Summers baissa les paupières et s'exprima sur un ton de douleur :
– J'aurais pu guérir ma mère, je le sais. Je sentais des forces en moi. J'aurais pu sauver ma mère lorsqu'on la ramena ensanglantée après la flagellation. J'aurais pu l'aider à lutter contre sa fièvre, aider sa propre nature à triompher de la corruption qui rongeait ses plaies. Mais je craignais d'ajouter à mon malheur d'être quakeresse, celui d'être désignée comme sorcière. J'étais paralysée par la peur. Je l'ai laissée mourir. Cette faute commise, je reniais tout de ma première éducation. Je me revêtais de la livrée commune avec délectation, et me rassurais d'être devenue comme les autres, encore que le feu intérieur de ma vie, peu à peu, devînt cendres à leur contact. Jusqu'au jour où je fus frappée une seconde fois et de façon encore plus terrible. Je fus frappée par l'amour. Le voile se déchira, la digue se rompit. Alors, je courus arracher Nômie à l'étang glacé et j'acceptai la voie. Qu'il est doux de renoncer à tout et d'être rejetée hors de la barrière des justes pour une telle lumière !