La salle commune était allumée. Séverine avait installé la petite Élisabeth devant sa soupe au lait et fait patienter la jeune enfant avec une croûte de pain. Laurier mettait les écuelles du souper sur la table.
Tout en vocalisant, Séverine continuait de faire les conserves, maniant la louche comme elle l'aurait fait d'une baguette de chef d'orchestre, écumant le bouillon, puis rangeant les filets de maquereaux et de harengs dans les jarres de vinaigre.
– Où étais-tu ?
– Pas loin...
– Nous t'avons cherchée partout.
– Pourquoi ?
On expédia Laurier prévenir maître Berne.
Angélique partit rassurée.
Elle allait s'arranger pour intercepter Gabriel Berne sur le chemin du retour et le prier de ne pas jouer au pater familias romain avec sa fille. Car sous le coup de la peur et de la colère qu'il avait éprouvées, il était capable de l'étriller alors qu'il n'avait rien à lui reprocher. Elle le calmerait à coup sûr en lui demandant ce qu'il avait voulu dire en parlant de « mauvais exemples que sa fille avait reçus »... Elle, Angélique, qui avait emmené la jeune fille faire un voyage pour la distraire, était-elle concernée par cette allusion ?
Un pas léger la rejoignit sur le sentier. Séverine glissa un bras sous le sien et leva son visage vers elle. Une lune mince et un semis d'étoiles commençaient de répandre une douce lumière alentour et se reflétaient dans les yeux noirs de l'adolescente.
Elle dit avec ferveur :
– Merci.
– De quoi donc, ma chère ?
– Pour cette lettre sur l'amour que vous m'avez lue. J'en ai repensé les termes et surtout ceux du paragraphe sur l'amour des amants. Le véritable amour. Cela m'a aidée à comprendre la valeur de ce que j'éprouvais... À ne pas confondre l'intérêt, le divertissement et le sentiment. À ne pas m'égarer, ni me laisser effrayer par des épouvantails.
Elle lui prit la main pour y poser ses lèvres.
– Merci... C'est tellement bon que vous, vous existiez !
Chapitre 26
Ce n'était pas encore Noël et si le brouillard épais qui enveloppait la nature ne consentait à se fondre à l'improviste que pour laisser entr'apercevoir le fantôme d'une silhouette humaine tâtonnant du pied sur son chemin ou la gerbe d'un petit bouleau subitement devenu d'or ou l'intense brasier d'un merisier sauvage ayant décidé de revêtir, avant les autres, son feuillage rouge, si la grande enveloppe grise et vaporeuse en laquelle la baie des Français aime tant à se draper, jouant la mystérieuse et la timide, alors qu'il n'y a pas plus hardie et désinvolte, si ces rideaux, voiles et écharpes de songe blafard faisaient régner, ce jour-là, une clarté hivernale trompeuse, nul n'oubliait qu'on n'en était qu'aux prémices de l'automne.
Et pourtant, avec le nombre de gens qui s'étaient mis en route, habités d'allégresse et de curiosité, chacun voulant se nantir d'un menu présent, avec le grêle appel d'une cloche étouffée par les brumes mais conviant badauds et travailleurs à cesser leurs musardises ou leurs tâches et à se porter, intrigués et attendris, vers une pauvre cabane, il y avait comme une évocation de Nativité et d’Épiphanie autour de la crèche.
Sauf que le petit Jésus était noir.
Si discrètement que se fût passée cette naissance au cours de la nuit, dans la maison de rondins où l'on avait logé les esclaves achetés au Rhode Island, l'annonce en avait couru dès l'aube d'un bout à l'autre du pays et jusqu'au camp Champlain où le pasteur Baucaire eut l'idée de faire sonner la cloche de sa chapelle pour avertir ses ouailles. Malgré le brouillard, les familles se mirent en route, à pied, à cheval ou en carriole dont il y avait déjà trois modèles en plus des chariots à bœufs.
À Gouldsboro, la plupart étant ou ayant été des gens de mer, navigateurs, marchands ou habitants des ports, ne trouvaient pas de quoi s'exclamer à la vue d'individus de peau noire. On en trouvait assez en France dans la domesticité des grands seigneurs, et jusqu'à Versailles, pour y être habitué, et l'arrivée du petit groupe de nègres était passée presque inaperçue, mêlée au débarquement de toutes les marchandises qu'il fallait décharger et répartir dans le même temps.
Mais la naissance d'un enfant noir, pour la première fois chez eux, réveilla leur enthousiasme.
De tempérament fougueux et non blasé, ils étaient toujours prêts à sauter sur le moindre prétexte de déplacement et de réjouissance.
Les enfants surtout trépignaient de curiosité à l'idée de voir comment était fait un bébé noir, comme si, dans leur esprit, les adultes qu'ils avaient eu l'occasion de voir avaient été peints de cette couleur après coup.
Ils furent un peu déçus car le nouveau-né qu'on leur montra, recroquevillé dans le creux du bras de sa mère, était plutôt d'une teinte rougeâtre, assez foncée.
– La même couleur que les noix de palme avec lesquelles ils font leur huile rouge dans la forêt, commenta un ancien flibustier qui avait plusieurs expéditions au cœur de l'Afrique à son actif, apparemment au service d'un négrier.
Les Indiens présents le trouvaient de leur couleur, ce qui à la fois les flattait et les inquiétait. Mais la plupart des gens avertis faisaient remarquer à l'entourage les parties génitales du nouveau-né d'un beau violet foncé, très sombre, ce qui voulait dire qu'en quelques jours le petit bonhomme tout entier allait devenir aussi noir qu'un morceau d'anthracite, d'autant plus que ses père et mère étaient eux-mêmes très noirs, sans aucune trace de métissage.
La jeune négresse étendue à terre, recouverte d'un tissu léger aux dessins de couleur, les épaules soutenues par un coussin de crin, souriait avec cette expression de satisfaction et de détente des femmes pour lesquelles un accouchement est peut-être la seule occasion qui leur est donnée, en toute une vie, de pouvoir se montrer en public dans l'attitude du repos. Et non seulement sans encourir de blâme, mais pour, circonstance aussi rare, se voir adresser félicitations et compliments.
Avec une très nette conscience de son importance et de son rôle, elle acceptait l'empressement des curieux qui se bousculaient à la porte, et il y avait des disputes pour passer au premier rang.
Mais personne pourtant n'osait pénétrer à l'intérieur pour remettre les cadeaux préparés. Ils étaient arrêtés dans leur élan par la présence des autres occupants du logis qu'on distinguait mal dans la pénombre que ne dissipait guère la lumière déjà assez pauvre du jour, filtrant à travers les petits carreaux des deux fenêtres tendues de peaux de poisson séché. Il était difficile de distinguer les traits et les expressions des compagnons de la jeune accouchée. On ne voyait que leurs yeux blancs, incrustés d'un iris sombre et fixe, prunelles qui se déplaçaient par paires suivant leurs mouvements : debout, assis, à droite ou à gauche. C'était impressionnant ! Un petit feu à terre, de temps à autre, jetait une lueur et modelait un visage. On découvrait debout, un peu en retrait, un homme d'une trentaine d'années, vêtu de la camisole et du caleçon de toile blanche des esclaves des Antilles, travaillant dans les champs de canne à sucre.
Il tenait son chapeau de paille tressée devant lui, à deux mains, dans une attitude de politesse digne, celle qu'on avait dû lui enseigner tout petit à observer devant le maître. Ce n'était pas le père, affirmaient quelques-uns, avertis on ne sait comment.
Le père, c'était celui qui se tenait au fond, assis immobile contre le mur, les bras autour de ses genoux. Sa face simiesque provoquait les murmures, et le voyageur d'Afrique commença à raconter des histoires d'hommes des bois qui étaient en réalité de grands singes très noirs, très farouches, aperçus entre les branches, difficiles à abattre, encore plus à capturer. Il en avait vu, mais pas de près. La grande femme soudanaise et son fils de dix ans pour d'autres raisons inspiraient la méfiance. Se tenant au chevet de l'accouchée, elle laissait entendre par une attitude hautaine et détournée que si elle avait assisté sa sœur en esclavage, ce n'était pas sans mépris car elle était d'une autre race, supérieure à celle de ces Bantous de la forêt.