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La jeune femme accouchée était la seule à paraître à l'aise et sans frayeur. Gardant la pose avec grâce, et les paupières baissées sur son petit, au creux de son bras, elle faisait de son mieux pour que chaque visiteur pût le voir et l'admirer car, en ce jour, c'était lui le roi.

– Ne pourrait-on recouvrir cet enfant ? demandaient des ménagères.

On leur répondait que si la mère jugeait bon de l'exposer ainsi nu, c'est qu'elle avait ses raisons. Il ne faut pas contrarier ces gens-là dans leurs coutumes, et sans doute voulait-elle faire à ses visiteurs la civilité de les avertir du sexe de l'enfant sans qu'ils aient la fatigue de s'en informer.

Aussi bien, malgré les brumes, il ne faisait pas froid. Le temps était moite, tiède... Le petit ne risquait pas de prendre mal.

Cela jacassait ferme dans le brouillard autour de la baraque lorsque Angélique arriva en compagnie d'Honorine et de quelques suivantes. Joffrey de Peyrac, Colin Paturel, au même instant, survenaient, apportant au nouveau citoyen de Gouldsboro leurs hommages et Siriki les suivait dans sa livrée amarante, tenant un petit coffret, roulant des yeux anxieux, et visiblement très ému de l'opportunité qui lui permettait, sous le prétexte de remettre un cadeau de la part des Manigault, d'approcher de plus près la dame de ses pensées, la belle Akashi.

Les trois visiteurs étant de haute taille et touchant le plafond durent s'agenouiller.

Le matin, le comte de Peyrac avait fait porter des vivres, des fruits, du lait et la pièce de tissu d'indienne avec laquelle elle se couvrait. Il lui remettait maintenant un choix d'autres étoffes bien pliées, des toiles à fleurs aussi, et d'autres lainages de couleur vive.

Mme Manigault avait expédié Siriki avec quelques babioles. Elle trouvait ridicule de se déplacer pour la naissance d'un négrillon, elle dont le mari contrôlait jadis le commerce de « bois d'ébène » transitant par La Rochelle, mais puisque tout le monde le faisait et voulait apporter son cadeau, elle ne serait pas en reste. Les anneaux d'oreilles, les colliers de cornaline, les épingles et fibules piquetées de faux brillants, bijoux de pacotille réservés aux tractations avec les rois africains et dont elle avait – pourquoi ? – emporté quelques reliquats, ravirent la jeune femme au moins autant que la petite émeraude de Caracas que Colin Paturel lui offrit en lui recommandant de la faire porter à l'enfant pour éloigner le mauvais sort.

Siriki s'était glissé près d'Angélique afin de lui demander conseil. Jugeait-elle habile de sa part qu'il profitât de l'aubaine pour remettre à Akashi un présent personnel ? Il montra dans le creux de sa main un petit masque en triangle, taillé dans de l'ivoire, fétiche qu'il portait au cou lorsqu'on l'avait enlevé et qu'il n'avait jamais quitté.

Colin leur adressa un signe afin de l'avertir qu'il n'avait pas encore engagé les négociations. Aussi bien, regardant autour d'eux, ils ne virent plus trace de la grande négresse et de son fils qui s'étaient éclipsés avec autant de célérité que s'ils étaient passés à travers les murs.

*****

– Et maintenant, est-ce que vous allez enfin m'expliquer pourquoi vous avez fait l'achat de ces esclaves ? demanda un peu plus tard Angélique, tandis qu'au bras de son mari elle regagnait le fort.

Le brouillard cette fois devenait si dense qu'on ne voyait plus, selon une expression familière, « le bout de ses chaussures ».

À quelques pas de la cabane, déjà le bruit des voix s'étouffait. Ils pouvaient se croire dans un désert ou dans les limites d'un songe.

Seul l'appel caverneux des conques de brume, jeté par les pêcheurs essayant de regagner la rive sans que leurs barques entrassent en collision, parvenait par intermittence et tout à l'heure, les notes lointaines espacées de la trompette de chasse que M. Tissot, le maître d'hôtel, faisait sonner du haut de la plate-forme pour annoncer que les repas étaient servis, avaient tout de même atteint leurs oreilles.

Joffrey haussa le sourcil avec surprise.

– Pourquoi « enfin » ?

– Parce que vous ne m'avez pas encore dit pourquoi vous les aviez achetés quand nous sommes passés par le Rhode Island avant d'aller à New York. Et cela fait bientôt trois mois, sinon plus...

Il avait beau être le plus attentif des époux, il y avait quand même des choses qui lui échappaient ! N'était-ce pas normal qu'elle veuille être mise au courant de ses occupations, de ses desseins ?... La croyait-il si sotte qu'elle ne puisse comprendre quels étaient ses buts, ses visées pour l'avenir proche ou lointain ? La soupçonnait-il d'être indifférente à ce qu'il entreprenait ?

Elle se reprit tout à coup et laissa aller sa tête contre son épaule dans un mouvement câlin de contrition.

– Oh ! Mon cher seigneur, oui, je suis sotte ! Quand je pense aux mille tâches que vous assumez et aux mille plans que vous tramez, sans vous désintéresser du moindre détail, du plus petit chaînon dont vous avez besoin pour forger notre réussite et assurer notre puissance, j'en ai le vertige. Certes non, je ne voudrais pas tout savoir, je m'y perdrais. Qu'était-ce que mon affaire de chocolat à Paris à côté de ce que vous bâtissez, accomplissez ! Et moi, je ne fais que de me laisser gâter, combler, en vous reprochant de ne pas me faire assez de confidences. Vous m'apportez tous les bonheurs sur un plat d'or et d'argent, et je me tourmente pour des vétilles !

Joffrey souriait. Il allait encore se moquer d'elle, mais elle l'avait bien mérité.

– L'homme est lent à entrer dans la réalité du bonheur, dit-il. Et les femmes plus encore. On bataille pour atteindre un rêve, accomplir une prouesse et lorsqu'elle est accomplie, on continue à rester en alerte au lieu de se réjouir. Vous souvenez-vous lorsque nous sommes arrivés ici ? Tout n'était que ruines derrière nous, en nous et de plus nous ne possédions rien. Tout était à construire, à sauver avant même qu'on ait planté un pieu. L'or et les armes ne suffisaient pas pour triompher. Il fallait, de plus, le courage pour traverser l'épreuve de survivance. Je vous ai dit : « Il nous faut gagner un an... » Je vous ai vue porter des fagots sur votre épaule, souffrir de la faim, affronter la fureur iroquoise sans trembler, veiller les malades. Je vous ai vue faire face aux dangers, éviter les pièges, accepter blessures et fatigues sans jamais vous plaindre, avec une constante bonne humeur et foi en notre réussite... et nous avons franchi l'année et nous avons gagné. Alors aujourd'hui, je peux moi réaliser mon rêve qui était de vous combler, de vous offrir enfin cette vie agréable et libre dont vous savez si bien profiter, vous qui avez le don du bonheur. Je ne vous cache rien. Nous n'avons plus qu'à être heureux. Quant à cette acquisition d'esclaves nègres à Newport, si ma démarche vous intriguait, pourquoi ne m'avez-vous pas questionné dès le premier jour ?

– Ma foi, j'étais inquiète, troublée, presque déçue par vous, en vous voyant aller en acheteur parmi les marchands, avec cette assurance des hommes qui font leur choix et cette aisance que donne l'habitude de ces sortes de marchés. J'avais comme une crainte...

– Une crainte de quoi, mon ange ?

– D'apprendre...

– D'apprendre quoi, mon cœur ?

– Le sais-je ? Qu'un aspect de vous qui m'était inconnu allait m'apparaître et me révéler que vous étiez sur ce point comme les autres. L'abîme entre nous... Que vous vouliez employer des esclaves, que vous achetiez par exemple la belle femme somali... peut-être... pour vous ?