Mlle de Montpensier m'a raconté qu'il y a quinze ans, le prince était « fini », un vieillard traînant sa goutte à faire compassion. À peine toléré à la cour, ce grand homme de guerre, écarté des champs de batailles où il avait eu le tort d'exercer ses talents militaires contre le jeune souverain pendant la Fronde. En lui rendant un commandement au moment de la guerre de Dévolution, le roi l'a ressuscité et la victoire qu'il a remportée sur la Hollande lui a rendu sa jeunesse. Il donne des fêtes superbes au château de Chantilly. Nous y avons accompagné Sa Majesté...
Mon frère Cantor fréquente beaucoup M. Lulli. Et a reçu l'autorisation de celui-ci de jouer de l'orgue en la chapelle du roi. Il pourrait reprendre place parmi les chœurs, pour les voix graves, mais cela ne siérait pas à son rang de gentilhomme.
Mon frère et moi jouons un rôle que nul ne peut remplir, et Anne-François de Castel-Morgeat nous assiste fort bien. Je l'ai attaché aux pas de Mme de Montespan pour éviter que celle-ci tombe dans la mélancolie lorsqu'elle doute de l'amour du roi, car la mélancolie chez cette superbe déesse peut se traduire de la plus dangereuse façon.
Il faudrait attendre le printemps prochain et une nouvelle lettre de Florimond pour savoir ce que signifiait la phrase sybilline qui terminait son épître :
J'ai retrouvé la robe d'or...
C'était un contraste surprenant, après cette incursion à Versailles, de retrouver le calme de la chambre du fort et d'entendre les coups sourds des vagues qui frappaient contre le soubassement des rochers sur lequel il s'édifiait.
Le brouillard de la veille s'était dissipé. Lui succédait une journée venteuse, capricieuse, au cours de laquelle la mer montrait de brusques violences.
Seule, près du berceau où dormaient les deux enfants nouveaux, Angélique évoquait les aînés qui avaient été ses petits compagnons des années de détresse. Y avait-il en eux quelque chose dont elle ne pût se féliciter, malgré les indignations du jeune Rambourg contre le léger Florimond ? Pas si léger que cela, plutôt philosophe, pensant juste ce qu'il fallait au moment où il le fallait, oubliant ensuite, ne doutant de rien, ni du souvenir impérissable qu'il laissait dans les esprits partout où il passait.
Son estime pour ses deux fils aînés s'était accentuée depuis qu'elle avait été en Nouvelle-Angleterre. Maintenant qu'elle connaissait de plus près l'esprit puritain, elle se demandait ce qu'avait pu penser le jeune Florimond, « le jeune libertin athée » comme le désignait Nathanaël, lorsqu'il s'était retrouvé avec son frère à l'université fondée à Cambridge près de Boston par John Harvard, où les avait envoyés leur père, tandis qu'il faisait fortune en repêchant l'or espagnol dans les Caraïbes.
Après avoir été habitués à courir les mers, ils avaient plongé dans l'atmosphère de Harvard comme dans l'eau glacée d'un baptême de théologie concentrée. Ils y avaient appris l'hébreu, perfectionné leur latin et leur grec, assimilé arts et sciences enseignés : la logique, la physique, la grammaire, la prosodie, le chaldéen, l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie, la politique, la littérature anglaise de Cynewulf à Milton en passant par Bacon et Shakespeare, et bien d'autres matières encore. Elle les avait retrouvés, caracolant au sommet de vagues immenses suivant les pistes indiennes. Florimond partait avec Cavelier de La Salle aux Illinois et lui avait rapporté de cette région, où il y avait beaucoup de serpents, des herbes rendant leurs morsures bénignes.
Il explorait les rives de la baie d'Hudson, revenait par le Saguenay avec une moisson de renseignements et de cartes.
Il avait tué un ours gris au couteau, et aujourd'hui il paradait à la cour du roi de France pour y organiser les plus brillantes fêtes.
Un petit crissement qui se renouvela, un appel timide, sans colère pour attirer l'attention, la fit se lever et se diriger vers le berceau.
Le petit garçon avait les yeux ouverts et, pour la première fois, elle vit combien ses prunelles étaient devenues sombres. Il aurait les yeux noirs de Joffrey de Peyrac. Il la regardait et, au bout d'un instant, elle crut surprendre sur la petite bouche l'ébauche d'un sourire. Se refusa d'y croire :
– Il est encore trop jeune.
Elle le prit avec précaution et l'éleva devant elle, et le tint en ses deux mains l'une soutenant la petite tête qui vacillait. Il s'efforçait pourtant de la maintenir droite par ses propres forces, ce qui lui donnait un air hautain et branlant de magot chinois que son crâne chauve, à peine effleuré d'un duvet blond, accentuait. Presque intimidée par ces yeux de jais qui paraissaient immenses dans son mince et pâle visage allongé et qui continuaient de la fixer. Elle lui souriait avec de légers mouvements de tête :
– Tu me vois, petit homme ? Tu me vois ?
Soudain, il sourit encore. Cette fois, elle en était sûre. Il la voyait, sa mère !
– Tu m'as vue ! Tu m'as reconnue !
Et déjà il cessait d'être cette émanation des dieux, ce personnage solennel évadé de régions mystérieuses et qui avait eu tant de mal à se rattacher à la Terre. Il devenait un bébé.
– Tu vivras, petit homme. Tu deviendras grand, Raimondeau de Peyrac. Mon troisième fils !
Elle rectifia :
– Notre troisième fils.
Et avec un frisson, elle le ramena contre son cœur, le serrant avec passion. Elle enrobait de ses deux bras sa douceur, abandonnée, posait sa joue contre sa tête soyeuse, respirait le parfum ténu de sa peau fine et tiède.
– Tu es à moi, petit homme, tu es à nous !
Puis elle le reposa dans le berceau. Ce n'était pas encore l'heure de le nourrir et il ne marqua pas d'impatience. Au bout d'un instant ses yeux, tout à l'heure si brillants et interrogateurs, s'embuèrent de sommeil.
Angélique, avec une autre curiosité, observa sa sœur, près de lui. Elle dormait. Deux petits poings comme des boutons de rose serrés sous le menton et une énorme mèche noire sur l'oreiller. Angélique, malgré le désir de la prendre elle aussi dans ses bras, ne voulut pas l'éveiller. Du doigt, elle effleura la joue ronde légèrement dorée. Une petite fille en plus ! La surprise !
« Gloriandre de Peyrac ».
Cinquième partie
Wapassou, le bonheur
Chapitre 29
Au sommet de la falaise, à travers les branches des sycomores qui avaient revêtu leur livrée de topaze brûlée, la mer s'apercevait encore. Une étendue bleue parsemée d'un troupeau d'îles allongées qui, selon la saison, ressemblaient à des crocodiles verts ou à des squales sombres.
Des profondeurs d'un fjord qu'ils longèrent ensuite, des cris de mouettes et de cormorans révélaient l'estuaire marin, dont l'eau salée, continuant, avec ses marées et ses coquillages, de remonter au plus loin dans les terres.
Puis, les dernières senteurs salines dans le vent s'effacèrent. Ce fut la forêt, son silence, ses odeurs de mousses sèches, de baies mûres et de champignons, et la rencontre du premier lac d'émeraude, glacé, dans la chaleur des ors éclatants d'un bois de bouleaux.
Pourtant, les couleurs de l'automne ne se montraient que timidement. Quelques notes de cuivre ou de rouille, dans les frondaisons d'un vert acide et le jaune des bouleaux, les premiers à pâlir.
Les voyageurs suivaient un chemin qui avait été ouvert dans la forêt ou tracé à travers la pénéplaine, au cours des dernières années, par des équipes cantonnières de Gouldsboro. La première partie du voyage devait s'effectuer à cheval, en caravane muletière. Cette route conduisait de Gouldsboro à une première mine d'argent en exploitation, puis à une autre un peu plus haut, toujours vers le nord-ouest, et ainsi d'étape en étape, Joffrey de Peyrac, tout en rejoignant Wapassou avec sa famille, allait pouvoir inspecter les petits postes occupés chacun par cinq ou six mineurs au plus. Ces hommes engagés à son service étaient célibataires. On commençait à envisager l'agrandissement de quelques-uns des établissements et d'y faire venir des couples de la côte.