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Joffrey de Peyrac ne souhaitait pas ce développement qui entraînerait forcément les mineurs à transformer leurs modestes huttes de pionniers en postes de traite et de commerce, risquant d'attirer l'attention toujours soupçonneuse des Français sur leur présence et leurs travaux.

Rappelant l'aventure de leur première caravane, la présence des chevaux donnait à ce voyage un peu de la tension d'un exploit. Le relief de la région ne s'y prêtait pas. Les fleuves et leurs multiples ramifications étaient les routes naturelles de ce pays difficile, creusé de failles s'élevant, de chute en cascade, jusqu'aux vallées hautes aux plateaux rabotés, écorchés de rocs, jusqu'aux montagnes en moutonnement indéfini, comme les vagues d'un océan, qu'il fallait suivre par les lignes de crêtes pour ne pas se perdre au fond d'étroits précipices.

Joffrey de Peyrac s'attachait à son projet de faire pénétrer les chevaux à l'intérieur pour rendre les déplacements sur place à Wapassou et les labours des terres cultivables alentour plus faciles pour permettre aussi de joindre des mines qui se trouvaient trop éloignées des voies navigables, et qu'il fallait ravitailler à dos d'hommes.

Les mulets cette fois représentaient une innovation. Il les avait fait venir de Suisse par Gênes où Enkson en avait pris livraison. Montures communes des pays de montagne, ces bêtes avaient le sabot sur et ne s'effrayaient pas d'une coulée de pierres roulant sous leurs pas, ni du bruit des eaux dans une gorge farouche.

Aux flancs d'une mule paisible, les bébés avaient été installés chacun dans un panier. L'animal était guidé a la main par un des Suisses de la recrue du colonel Antine. Des femmes assises en amazone sur la selle se succédaient pour surveiller les enfants.

Au bout de quelques jours, la caravane atteignit le Kennebec, le franchit à gué en amont du poste du Hollandais Peter Boggan, passa au large de la mission désertée de Norridgewook qui avait été plusieurs années celle du père d'Orgeval.

Jusqu'alors l'avance de l'automne arrivant du nord comme un incendie ne s'était annoncée que dans les lointains par des nuances roses et rouille au flanc des montagnes. Brusquement, l'incendie les rejoignait. Ils cheminaient à travers la mousse écarlate des érables, ne passant des sous-bois couleur de sang que pour déboucher dans les splendeurs de cathédrales aux voûtes pourpres et roses traversées par la lumière du soleil, et brillant comme les mille feux d'un vitrail.

Angélique retrouva les transports d'admiration quelle avait éprouvés à son premier passage. Ses impressions d'alors étaient restées gravées, si vives, dans sa mémoire, qu'elle reconnaissait chaque détail du chemin.

Ils s'arrêtèrent au bord du lac où, jadis, exténuée par la chaleur, elle s'était baignée et où quelqu'un, derrière les arbres, du haut des falaises, l'avait vue « nue, sortant des eaux ».

Sur cette même plage, Honorine avait oublié ses souliers et échangé avec le chef des Métallaks, Mopountook, contre une peau de fouine ou de martre, le diamant que lui avait donné son père. La fillette rappela fièrement cet épisode.

Ils passèrent aussi non loin de Katarunk, l'ancien poste brûlé dont ils reconnurent ou crurent reconnaître, de l'autre côté du fleuve, l'emplacement aride, désormais devenu sanctuaire, car là reposaient les dépouilles des cinq grands chefs Iroquois assassinés.

Un peu après, on trouva l'Irlandais O'Connell, responsable d'une mine proche.

Il était un employé dévoué et diligent, mais ne s'était jamais bien remis d'avoir vu brûler sa réserve de pelleteries et son caractère en était devenu aigri. Rien, répétait-il, ne serait jamais aussi beau que Katarunk ! Ses assistants le quittaient puis revenaient, ou d'autres restaient une saison avec lui. Bon an mal an, la mine prospérait et était une des plus rentables.

Puis on atteignit la crique où attendaient barques, barges, chaloupes, canots, sur lesquels allaient prendre place les passagers et être transférés les bagages, les marchandises et une partie des bêtes.

Le voyage se poursuivrait à voiles, à rames ou à pagaies. Malgré la remontée du fleuve, il serait désormais plus rapide et moins fatigant.

Puis, au portage de Mexilak, il faudrait reprendre les chevaux. Mais le but ne serait plus loin.

Des gens de Wapassou viendraient à leur rencontre.

Dans l'histoire des découvertes de terres nouvelles, d'exploration de côtes ou de rivières, les pionniers ont pris plaisir à nommer les lieux où s'était passé tel ou tel événement de façon que l'endroit en perpétue le souvenir.

Si cette tradition avait été respectée pour la crique où, cet automne-là, les gens de la caravane de M. de Peyrac s'embarquèrent pour le Haut-Kennébec, il eût été judicieux de la nommer « la crique des trois nourrices ». Ce fut le vieux medicine-man qui ouvrit le débat. Tandis qu'on allégeait les montures et qu'on se préparait déjà pour le campement du soir dans l'intention de pouvoir repartir dès l'aube le lendemain, George Shapleigh, qui, jusque-là les avait suivis, vint trouver le comte et la comtesse de Peyrac afin de les avertir que le moment était venu pour lui de les quitter et de retourner en arrière afin de regagner ses pénates à côté de Casco.

Il donna tout de suite pour raison qu'il n'était jamais remonté si haut dans le Nord et qu'il n'avait pas envie d'aller se faire faire la chevelure « par ces damnés Français canadiens et leurs sauvages » et que, depuis quelques jours, il en sentait par trop l'odeur flotter dans le vent.

– Mais ne risquez-vous pas plus à retrouver vos compatriotes puritains ? demanda Angélique.

Elle était déçue car elle avait caressé l'idée de conserver le précieux médecin tout l'hiver près d'elle. Avec lui, elle déchiffrerait tous les livres qu'il avait emportés et il l'aiderait à soigner la population de Wapassou qui ne cessait d'augmenter et parmi laquelle il y avait de plus en plus d'enfants.

– Avec nous, vous n'avez rien à craindre des Français et souvenez-vous comment on vous a traité en Nouvelle-Angleterre quand vous êtes venu à Salem ! Ils vous ont jeté en prison et ils ont failli tuer votre épouse !

– Ce n'est pas mon épouse, dit Shapleigh sombrement, mais ma concubine.

– C'est votre épouse par l'amour que vous lui portez et votre vie commune. Vous restez trop puritain, George Shapleigh. Venez avec nous, loin de vos bois et de vos tourmenteurs qui vous accusent de rencontrer le diable.

Mais le vieux Shapleigh afficha son air de hibou grognon avec ses grosses lunettes cerclées d'écaille, sous le rebord de son chapeau à boucle.

C'est qu'il les aimait ses sentiers païens, le vieux réprouvé. Des sources de l'Androscoggin aux bords de la Merrimac, il n'y avait pas une fleur, une plante, une racine dont il ne sût à quel endroit on pouvait la trouver, en quelle saison et par quelle lune la cueillir. Il n'était plus à un âge où l'on peut réapprendre une région comme celle qu'il avait parcourue et explorée depuis trente ans.

Là-haut, où ils allaient, ce n'était pas les mêmes plantes, la même terre, les mêmes mousses, la même lune !

Et puis, n'avouerait-il pas qu'il ne pouvait se passer d'aller effrayer les laboureurs anglais en surgissant sur leur seuil avec son tromblon et son ricanement diabolique ?

Il fallait donc envisager de priver la petite Gloriandre de sa nourrice et la palabre commença.

La jeune Indienne qui était docile et toujours d'humeur égale trouva cependant légitime de marquer son déplaisir en s'enfuyant dans les bois avec sa propre fille sur le dos. Son mari courut derrière elle et la ramena. Mais elle avait fait comprendre qu'il fallait prendre en considération ses sentiments et ses inclinations. Au moins, en discuter. Elle avait peut-être rêvé, elle, de passer l'hiver à Wapassou. D'autre part, la jeune Noire qui faisait partie de l'expédition avait à plusieurs reprises déclaré qu'elle avait des revendications à présenter. Ce n'était pas de gravir les montagnes avec un enfant ou une charge sur le dos qui la contrariait. Qu'avaient-ils fait d'autre durant des mois, elle, son mari bantou et son frère aîné, tandis que les dogues et les gardes de leurs maîtres étaient lancés à leur poursuite ? Mais elle avait passé avec celui qui l'avait achetée à Newport un contrat qui n'avait pas été sans lui poser un cas de conscience. Après réflexion, elle l'avait accepté : celui de nourrir son enfant blanc lorsqu'elle aurait mis le sien au monde. Or, il s'avérait qu'elle ne pouvait remplir son engagement, faute d'avoir accouché à temps, et d'autres, de ce fait, ayant pris sa place, ce qui n'allait pas sans la mortifier.