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– Et moi, ai-je eu aussi un ange qui est venu quand je suis née ? demanda-t-elle un jour à Angélique.

Elle s'attendait à être une fois de plus défavorisée par le sort et fut étonnée d'entendre sa mère lui répondre.

– Oui.

– Comment était-il ?

Angélique s'interrompit dans sa besogne qui consistait à mettre en sachet le tilleul argenté.

– Il avait des yeux bruns très doux, des yeux comme ceux des biches. Il était beau et jeune. Et il tenait une épée à la main.

– Comme l'archange saint Michel ?

– Oui.

– Comment était-il habillé ?

– Je ne me souviens plus très bien... Il me semble qu'il était vêtu de noir.

Honorine fut satisfaite. Les anges des jumeaux aussi étaient vêtus de noir.

Chapitre 31

Du haut du donjon, Angélique et Joffrey regardaient le vallonnement blême du paysage où jusqu'aux traces des forêts semblaient disparues.

Le ciel était de nacre. Nacre blanche touchée de gris perle et d'un peu de vert.

Au loin, émergeant des nuages, la crête d'un mont, blanc comme une hostie.

Autour de l'enceinte, seuls des filets de fumée s'élevant dans l'air cristallin révélaient les cônes ou boursouflures des tipis ou cabanes indiennes, et l'emplacement des habitations hors les murs.

Blizzard, froid cruel... Des oiseaux noirs en bandes, poussant des cris sinistres, précédaient l'arrivée des nuages de neige épaisse emportés par la furie des vents comme les chars des démons polaires et cela pouvait durer des jours.

À la deuxième annonce de tempête, ceux qui avaient bâti maison hors l'enceinte jugèrent plus prudent de demander l'hospitalité au fort : Elvire, son mari, leurs enfants. On se serra un peu. Honorine retrouvait dans la même intimité que celle du premier hiver de Wapassou ses compagnons de jeux, Barthélémy et Thomas.

Seul l'Anglais muet, Lemon White qui avait eu la langue coupée par les puritains pour cause de blasphème, refusa de quitter son repaire, un peu à la façon qu'avait Éloi Macollet, autrefois, de rester dans son wigwam à l'écart, au risque d'y mourir de faim et de froid, car, lui porter une tranche de pain ou un cruchon de soupe, c'est-à-dire se trouver dans l'obligation de mettre le nez dehors et de s'éloigner de quelques pas de la maison, comportait des risques de mort.

Le sort de Lemon White inspirait moins de crainte car il était équipé pour tenir longtemps. Il logeait dans l'ancien fort de Wapassou, celui du premier hivernage. Il y vivait seul, avec parfois, à l'hiver, la compagnie d'une Indienne, qui repartait au printemps lorsque les siens reprenaient la route. Il avait de bonnes réserves de vivres. Il restait pour entretenir le matériel et la forge des premiers ateliers de mine d'où l'on avait tiré lingots d'or et d'argent. Des installations plus vastes et plus perfectionnées occupaient maintenant toute une aile du grand fort. Lemon White avait transformé le fortin en atelier de réparation et entretien des armes. Il y œuvrait du matin au soir et toute la communauté lui amenait mousquets, fusils à poudre ou à mèche, pistolets. On y roulait, sur une plate-forme de bois, couleuvrines, crapaudines, les petits canons du fort. Et il était devenu courant de venir chez lui se fournir en plomb, mitraille et poudre. Il fabriquait les balles dans des moules et les petits plombs. Il avait en permanence, dans des râteliers, des armes bien nettoyées, bien huilées, prêtes à servir et aussi de la poudre composée suivant la formule que le comte avait mise au point.

Angélique, qui aimait dans ses promenades se rendre chez le muet, se retrouvait avec plaisir dans l'habitation. Sous ses voûtes basses enfumées, tous serrés autour de la grande table, ils avaient vécu leur première nuit d’Épiphanie en Amérique, ils avaient vu les Iroquois arriver, nus, dans un blizzard d'enfer, leur apporter des haricots pour les sauver. Avec le muet, par signes, ils évoquaient quelques anecdotes.

Il y avait une pièce, celle où avaient logé les Jonas et les enfants, qu'il n'utilisait pas. Elle lui demanda de pouvoir y emmagasiner une partie de ses réserves de simples, fleurs et baies séchées, fioles ou pots d'onguents. Car cela, surtout ses racines et ses rhizomes, prenait beaucoup de place.

Une chose qu'Angélique regrettait dans le petit fortin, c'était le grand lit que Joffrey y avait fait sculpter et bâtir en partant de racines et d'arbres pour les montants comme celui d'Ulysse, raison pour laquelle on ne pouvait le déplacer.

Elle avait remarqué que l'Anglais avec tact ne l'utilisait pas. La chambre, très petite par ailleurs, où ils avaient dormi, elle et Joffrey, demeurait fermée, mais toujours propre et chauffée par le conduit de galets qui formait une cheminée à quatre ouvertures construite à la façon de certains pionniers de la Nouvelle-Angleterre. Des fourrures continuaient à recouvrir le lit.

Lui, l'Anglais, se contentait de la grande salle commune avec son âtre, d'une petite chambre en retrait et des ateliers qui se prolongeaient sur les galeries de mines, aujourd'hui refermées par des planches.

*****

À la suite des plus féroces tempêtes, les Indiens commencèrent d'arriver.

Les Abénakis étaient des nomades, et plus particulièrement l'hiver ils se dispersaient par familles, vivant en quelques campements, repliés sur eux-mêmes, comme les marmottes ou les ours, quitte, si la situation devenait intenable, à décabaner pour chercher à rejoindre d'autres villages moins misérables. Dès le mois de mars, ils commenceraient, toujours par familles, à chasser le castor, piéger les bêtes à fourrure et collecter les peaux pour la traite.

Autrefois, traqués par le froid et la faim, ils avaient cherché refuge vers la mission de Noridgevook. Aujourd'hui, ils montaient vers Wapassou.

Ils apportaient des peaux de mouffettes, de loutres, de lynx, du magnifique renard roux, parfois du castor blanc et du renard bien noir qui n'avaient pas de prix. En échange, ils espéraient recevoir à manger, car ils arrivaient au fort à demi morts de faim.

On leur donnait du tabac, on leur préparait, dans la cour, de grands chaudrons de leur « sagamité », un brouet de maïs concassé avec des morceaux de viande ou de poisson séché, un assaisonnement de baies et raves acides, et Mme Jonas n'hésitait pas à y jeter trois ou quatre chandelles à fondre car ils aimaient que leur nourriture soit bien grasse.

Certains ne faisaient que passer et, une fois rassasiés, poursuivaient leur chemin. Mais le plus grand nombre ne repartait pas.

Chaque année ils venaient plus nombreux et plus tôt dans l'hiver. Le phénomène ne laissait pas d'être inquiétant. Cela signifiait que les nomades étaient de plus en plus nombreux à avoir épuisé leurs réserves d'hiver bien avant que les perspectives du printemps puissent leur faire espérer la fin de la disette et la possibilité de reprendre la chasse, de pouvoir poser et aller relever des pièges.

C'était un phénomène qui avait poussé Saint-Castine à demander l'aide de Peyrac pour éviter aux Indiens de l'Acadie d'être entièrement décimés par la double exigence de la traite aux fourrures et des saintes expéditions guerrières.

« Le « troque » effréné qui se fait dans nos eaux pendant l'été, avec les navires étrangers, morutiers et baleiniers, les empêche de se livrer à la chasse et à la pêche au saumon et aux alevins qu'ils avaient coutume de faire au printemps. La fièvre qui les saisit d'apporter aux rivages le plus de pelleteries possible, ne leur laisse pas le temps de fumer et boucaner viande et poisson pour leurs provisions d'hiver, encore moins de semer courges et pois et un peu de blé d'Inde. S'il leur faut répondre à l'appel d'une campagne guerrière chez l'hérétique, alors les premiers frimas les trouveront démunis de tout, n'ayant pour tout potage au long des mois d'hiver que l'alcool troqué aux navires et les scalps d'ennemis à leur ceinture. Je le reconnais, je les ai moi-même conduits au combat plus d'une fois. Mais, après les avoir vus périr de faim par milliers au cours de deux hivers, j'ai décidé de changer de politique. »