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– Charles-Henri !

En y regardant de plus près, oui, c'était le pauvre Charles-Henri, ouvrant dans l'ombre de son capuchon de fourrure son habituel regard inquiet, mais cette fois, en toute justice ; il fallait reconnaître qu'il y avait de quoi.

– Je n'y comprends plus rien ! D'où sortez-vous, Jenny ?

– Du pays des Pemacooks d'où je me suis évadée et ensuite de Gouldsboro.

*****

Assises sur la pierre de l'âtre, toutes deux, car Jenny répugnait à prendre place dans un fauteuil ou sur un escabeau, avec entre elles la bonne flambée de la cuisine, elles s'entretinrent en confidence et l'aînée des Manigault fit le récit de ses vicissitudes.

Elle avait été capturée par un chef des Pemacooks qui, à la tête d'une petite bande, errait.

La branche des Wonolancett, à laquelle ils appartenaient, s'était dispersée en une multitude de tribus, depuis la fin de la confédération des Narraganssett. Cela se résumait ainsi : beaucoup de pauvres diables, réfugiés dans les montagnes, y poursuivaient une existence nomade, hors du temps. Un déplacement les amenait près de lieux habités, un raid leur permettait de se procurer des marchandises, mais ils se tenaient hors des courants établis, ne voulaient pas faire la traite de fourrures ni la guerre, se contentaient de chasser et de pêcher pour manger.

Au sein des montagnes vertes où la tribu avait regagné son repaire, Jenny Manigault avait passé là les années de sa captivité sans aucune chance de pouvoir faire parvenir de ses nouvelles aux siens. Elle avait été confiée à la mère du Sagamore Passaconaway, ce qui veut dire « enfant de l'ours ». Chaque soir, le chef Passaconaway venait sur le seuil de la cabane où la jeune femme était censée jouer le rôle de servante. Il s'agenouillait et présentait une écuelle remplie de graines de courge séchées. Ce geste était le symbole de la grande passion qu'elle lui avait inspirée et l'aveu de son désir ardent. Qu'elle prît une graine de son offrande signifierait qu'elle l'agréait et consentait à se donner à lui.

– Terrifiée au début et persuadée que je ne pourrais échapper à un horrible sort, je compris vite que tout dépendait de moi. Nulle violence ne me serait faite. Mes refus n'entraîneraient pour moi nulle sanction. Il est surprenant de découvrir que, pour les sauvages, le don de la femme à un homme est sans valeur, sans saveur même, si elle n'est pas consentante. En ce domaine, la femme, qui pourtant tâche rudement, est reine et maîtresse, et ne se prive pas de faire sentir son pouvoir. Alors, rassurée, je me consacrais à la pensée qui ne cessait de me hanter : m'évader, retrouver les miens, mon bébé, mon petit Charles-Henri. J'avais encore du lait aux mamelles et les femmes me soignèrent pour me le faire passer. Je m'aperçus vite que m'enfuir ne serait pas facile. Le cercle de montagnes autour de nous paraissait désert comme au début du monde. Les hommes partaient en expéditions, mais personne ne venait jusqu'à nous. Par deux fois, cependant, des visiteurs se présentèrent.

« Une première fois, un parti de guerre composé d'Algonquins, d'Abénakis et de quelques Hurons passèrent par notre village. Des seigneurs du Canada les commandaient. Fort aimables et gais. Entendant parler français, je fus sur le point de me précipiter vers eux et leur demander secours. Mais je me souvins qu'en Nouvelle-France, l'intolérance papiste était encore plus rigoureuse, disait-on, qu'en France même, et que c'était à ces fanatiques que ma famille devait son exil, et que s'ils me découvraient huguenote, ils me traîneraient de même que leurs prisonniers anglais, soit en m'emmenant à Montréal pour me faire baptiser, soit en me livrant à leurs Abénakis, et mon sort de captive deviendrait encore pire. Loin de chercher à me faire connaître d'eux, je me cachai.

« Ils recrutèrent quelques guerriers parmi les jeunes gens de la tribu, leur promettant, s'ils les suivaient dans leurs raids contre les villages anglais, maints présents et avantages et jusqu'au paradis assuré. Ils comptaient aller jusqu'à Boston pour en finir avec ces hérétiques, disaient-ils. Les guerriers revinrent peu après, car, à la suite de divers assauts et pillages, la campagne avait avorté.

« Cependant, Passaconaway avait noté que, loin d'avoir essayé de me rapprocher de mes compatriotes français, j'avais tout fait pour les éviter et, ne pouvant comprendre les raisons de ma méfiance, il en avait conçu de nouveaux espoirs, croyant discerner dans ma conduite les signes que je commençais de m'amadouer à son égard. Je fus désormais plus libre. Je continuais chaque jour à nourrir des projets de fuite, l'esprit tendu vers le point de ce rivage où j'avais laissé les miens. Je ne perdais aucune occasion de recueillir des renseignements sur les chemins qui pourraient m'y conduire. Notre village dut décabaner car la révolte dans le Sud d'un grand Sagamore Narraganssett qu'on appelait le roi Philippe et que soutenaient les Français, obligeait nos petites tribus à prendre parti ou à s'éloigner du théâtre de la guerre. Je compris que nous nous étions déplacés vers l'est, donc rapprochés des régions d'où j'avais été enlevée.

« Passaconaway rebâtit le village à l'emplacement d'un ancien bourg de leur nation qui, un temps, avait rassemblé deux ou trois tribus nomades des Wonolancett. Les partis de guerre abénakis revinrent pour aller au secours du roi Philippe que les Anglais taillaient en pièces et, cette fois, Passaconaway partit avec eux. Ce fut au cours de son absence que je m'évadai...

Angélique avait fait apporter de l'eau fraîche, car Jenny avait refusé toute autre boisson et d'ailleurs toute nourriture.

– J'ai marché, j'ai marché ! reprit-elle après un silence. Je ne pourrais reconstituer la genèse de mes démarches, de mes jours et de mes nuits au cours de cette période qui ne fut qu'une suite d'efforts épuisants que j'accomplissais, poussée par un seul instinct : survivre et arriver... arriver à Gouldsboro, chez les miens.

« Quand je croisais des Indiens d'autres tribus, me cachant des uns, interrogeant les autres, profitant d'un canoë, d'un poste de traite, d'un navire enfin qui descendait l'estuaire du Kennébec et qui me déposa non loin du Mont-Désert, je parvins enfin à mon but tant attendu.

« Et j'atteignis Gouldsboro. Je pénétrai dans le village, allant d'une maison à l'autre, et demandant celle de René Garret, mon époux.

« Imaginez ma colère, mon horreur, ma déception mortelle, lorsque, pénétrant dans l'habitation que l'on me désigna comme la sienne, je découvris cette Bertille, installée en maîtresse. L'enfant, je sus aussitôt que c'était mon fils, Charles-Henri. Mais elle, elle était là ! Elle feignit de ne pas me reconnaître. D'autres personnes étaient présentes. Elles rirent lorsque je commençai à crier, et je compris que j'entremêlais mon français de dialecte indien et qu'on me prenait pour une Indienne folle ou saoule. Bertille les pria d'aller chercher du secours. Lorsque nous fûmes seules, elle s'approcha de moi. Ses yeux brillaient d'une expression cruelle et furieuse, mais elle se dominait. Je ne pus m'empêcher de penser qu'elle était devenue très belle. Lorsqu'elle fut tout près de moi, elle me dit d'une voix basse et sifflante : « Vous allez partir, Jenny Manigault ! C'est moi qui suis aujourd'hui la femme de René Garret. Moi ! Moi seule. Il m'a épousée, entendez-vous ! Et vous, vous êtes morte, morte ! Vous avez compris, sale Indienne ! »

Jenny s'interrompit encore, secouant la tête avec fatalisme.

– Elle a toujours été ainsi, je vous assure, fit-elle en prenant Angélique à témoin sur un ton de gamines qui veulent faire arbitrer leurs querelles sournoises, à me glisser des méchancetés, nez à nez, dès que les adultes avaient le dos tourné. Croyez-vous que j'aie pu le supporter ce jour-là plus que je ne le faisais jadis ? Je l'ai attrapée par les cheveux et son joli bonnet coquet a vite été en charpie...