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Les gens de Gouldsboro accourus s'étaient trouvés devant deux harpies aux prises, plus féroces et hurlantes que chattes en colère. Il avait fallu un certain temps pour démêler qu'il s'agissait de Bertille Mercelot que malmenait une Indienne ébouriffée, crasseuse, ses vêtements de peau en haillons, les pieds nus écorchés, et qui, se redressant enfin, leur avait montré son pauvre visage mâchuré où flambait un regard qui ne leur parut pas, sur l'instant, inconnu.

Attrapant le petit Charles-Henri, elle leur avait dit :

– Je suis Jenny Manigault, et vous m'avez tout pris. Mon mari, mon enfant. Vous m'avez trahie. Je m'en vais ! Mais je ne laisserai pas mon fils à cette gourgandine... cette putain !

L'enfant dans ses bras, elle s'était enfuie, l'emportant sans que personne n'eût l'idée de s'interposer, ni de courir après eux.

Angélique déplora que René Garret, son époux, eût été absent de Gouldsboro ce jour-là.

– Mais si, il était là, affirma Jenny.

Elle l'avait aperçu, aussi ahuri et horrifié que les autres et qui aidait Bertille à se relever. L'imbécile !

Désenchantée, elle haussait les épaules. Elle l'avait reconnu, son époux ! C'était lui. Et ce n'était pas lui ! Un étranger !

L'époux, le foyer, la famille auxquels elle n'avait cessé de rêver pendant des années n'existaient plus. Ils étaient des fantômes à ses yeux comme elle devait l'être aux leurs.

Après un instant de silence, elle poursuivit le récit de sa triste équipée.

Au soir, assise près d'un petit feu sur le bord d'une petite rivière et faisant rôtir quelques racines pour rassasier l'enfant, une voix s'éleva de derrière les buissons que le vent du crépuscule remuait.

– Petite Jenny, petite Jenny ?

Elle avait vu surgir le vieux Siriki, presque invisible dans la pénombre, à part ses yeux et ses cheveux blancs.

Elle avoua que c'était le seul instant où elle avait senti le poing dur qui étreignait son cœur se détendre et elle avait laissé couler ses larmes.

– Il me rappelait mon enfance, ces jours heureux où il nous faisait rire et danser en secouant ses anneaux d'or. Il se glissa près de moi de la même façon qu'il avait de venir jadis, en cachette, nous consoler lorsque nous étions punies, mes sœurs et moi. Aujourd'hui, lui seul s'était jeté à ma poursuite. Il ne m'apportait pas cette fois une friandise, ni un mouchoir de batiste pour essuyer mes larmes. Mais de cette même voix profonde et grave dont il nous raisonnait et nous encourageait, il s'était mis à me parler de Wapassou.

Elle expliqua qu'il lui avait dessiné un plan sur le sable, à la lueur du feu, afin qu'elle pût y parvenir. Et il ne l'avait quittée qu'après avoir reçu d'elle la promesse qu'elle se rendrait là-bas pour confier Charles-Henri à dame Angélique.

– J'ai compris son intention... Je retournais aux bois et le pauvre Siriki savait, lui aussi, que c'était ce que j'avais de mieux à faire. Mais je ne pouvais entraîner mon enfant dans mon aventure et il m'indiquait une solution, le chemin du salut : vous, dame Angélique. Alors j'ai repris courage, et me voici !

Elle se redressa et fit lever l'enfant qui, pendant ce récit, s'était tenu sagement contre elle, mâchonnant une racine de jujube.

– Tu connais dame Angélique, n'est-ce pas, Charles-Henri ? lui dit-elle. Tu es content que je t'aie amené jusqu'à elle comme je te l'ai promis pendant notre voyage ? Tu la connais, n'est-ce pas ?

Elle lui caressait la joue, le contemplant avec admiration et désespoir.

Le petit leva les yeux sur Angélique et ébaucha un sourire, car, en effet, il la reconnaissait.

– Oh, il vous aime ! s'exclama la pauvre mère. C'est la première fois que je le vois sourire ! Quel bonheur ! Je vais pouvoir vous le confier. Le voici ! Je vous le donne. Je sais que vivre sous votre protection et entouré de votre affection est ce qui peut lui arriver de meilleur.

La première idée qui vint à l'esprit d'Angélique, déconcertée par cette décision, fut qu'il lui faudrait s'expliquer avec M. Manigault, lequel ne voulait pas s'occuper de son petit-fils, mais n'admettrait jamais qu'il soit élevé par des papistes.

– Jenny... vous n'y songez pas !... Votre fils est né dans la religion réformée. Il est protestant et nous sommes catholiques.

– Qu'importe !... Qu'il soit votre fils, c'est tout ce que je demande.

Elle se mit en transe tout à coup, criant, pleurant, en se tordant les mains.

– Par pitié ! ne me refusez pas votre aide à cause de ces sottises de religion ! Je vous en supplie ! Prenez-le ! Élevez-le ! Élevez-le comme vous voulez, mais qu'il échappe enfin à la damnation d'être huguenot. Assez de Bible et d'intransigeance. La religion réformée nous a apporté assez de malheurs. C'est à elle que nous les devons tous. Les tracasseries et les persécutions qui ont empoisonné notre jeunesse, l'exil et maintenant... Voyez ce que je suis devenue dans cette terre d'Amérique. Je n'aurais pas voulu partir de La Rochelle...

Elle mit son visage dans ses mains.

– La Rochelle ! La Rochelle ! murmura-t-elle sur un ton de plainte enfantine.

– C'est bon, fit Angélique, ne voulant pas ajouter aux chagrins de la pauvre créature, nous n'abandonnerons pas Charles-Henri, je vous le promets. Mais vous, Jenny, que comptez-vous faire ? Quelles sont vos intentions ?...

La jeune femme lui lança un regard étonné.

– Je retourne là-bas ! Dans ma tribu.

– Chez les Wonolancett ?

– Oui, chez mon maître.

– Jenny, c'est de la folie. Vous vous êtes enfuie et qui sait si votre maître ne vous punira pas en vous brisant la tête.

– Qu'il me tue ! Je mourrai volontiers de sa main...

Elle sourit.

– ...mais il ne me tuera pas. Je le sais.

– Mais, Jenny, c'est impossible ! Vous ne pouvez envisager, vous, née en Europe au royaume de France, dans une famille aux nobles manières, de passer toute votre existence au fond d'un wigwam, captive ou compagne d'un Sagamore indien !

– Pourquoi pas ?

– Mais, Jenny, répéta Angélique à bout d'arguments,... ils sont horriblement sales !

Jenny Manigault jeta un regard indifférent sur sa défroque de peaux, ses mains, ses bras, ses mocassins et jusqu'à sa couverture de traite qui exhalaient une acre odeur.

– Oh ! Ce n'est que de la graisse d'ours, fit-elle. Cela défend bien de la vermine et des maringouins l'été, et l'hiver cela réchauffe et protège de la morsure du froid.

Elle ferma ses beaux yeux de Française du Sud, au feu méridional, et ses paupières apparurent blanches dans le masque de hâle et de graisse qui oignait son fin visage. Elle eut un lent sourire qui l'illumina toute.

– Aujourd'hui, un autre rêve a remplacé celui qui, tout ce temps, fiché en moi comme un croc douloureux, m'empêchait de participer à la vie, me rendait inconsciente de l'écoulement des jours et des années, et surtout me cachait la magnificence d'un amour silencieux, constant, indéfectible, qui ne cessait de brûler à mes côtés, sans que je le comprenne. Je devais à cet amour, non seulement d'être en vie, mais préservée, honorée, gâtée, entourée de soins, heureuse.

« Alors, dans l'aire balayée de mon ancien rêve, faux, stérile et détruit, l'autre rêve a pris sa place. Envahissant peu à peu mon esprit et mon cœur, il m'a donné la force de suivre les conseils de Siriki, d'accomplir un suprême effort afin de remplir mes derniers devoirs vis-à-vis de ce pauvre petit. J'ai marché, vous l'ai-je dit, d'une étape à l'autre, le portant, avançant malgré l'hiver, hantée par la pensée qu'une fois votre fort atteint et l'enfant remis à vos soins, je pourrais m'élancer vers ma récompense. Celle qui m'attend là-bas au cœur de la forêt. Tout en marchant, portant l'enfant, chaussée de raquettes quand la neige vint, nous devions, quand la tempête s'élevait, demander l'hospitalité à quelque tribu errante, pour plusieurs jours, parfois des semaines. Puis, je reprenais la piste, profitant d'une caravane qui se déplaçait et me menait un peu plus loin. En marchant, mon ancienne vie se détachait de moi. Je revoyais Passaconaway, la constance avec laquelle il était venu, saison après saison, me présenter la calebasse de graines de courge qui exprimait la fièvre de son désir, sans pour autant se rebuter de mes refus et m'en témoigner de l'humeur. Je le comparais avec l'autre, ce « charmant » Garret que la société rochelaise m'enviait, et je m'étonnais de m'être persuadée que j'avais épousé le meilleur parti de la ville, sans avoir jamais voulu reconnaître puisqu'il était charmant et bon, disait-on, que je le détestais.