Выбрать главу

« Joli militaire, dont la prestance m'avait séduite, et mari plein d'attentions et de. courtoisie le jour, la nuit le transformait en un être incivil, satisfaisant la gloutonnerie de ses désirs, sans souci de mes répugnances, ni de m'infliger parfois souffrances et incommodités.

« Et maintenant, tout est effacé de ce passé. N'a jamais existé. Et je rêve. Je rêve du soir où ma main va se tendre vers le bol offert, pour combler par ce geste la longue attente de mon maître Passaconaway. Je rêve à ce moment où, nue sous les fourrures, je lui ouvrirai les bras et verrai son beau corps doré s'incliner vers le mien, vibrant de sa passion longtemps contenue, et je lis l'émotion subtile qui frémira derrière ses traits impassibles.

Elle rouvrit les yeux et adressa à Angélique un regard plein de défi, mais franc et résolu.

– Je sais ce que vous pensez, dame Angélique, et je comprends vos réticences. Mais il y a une chose dont moi, je suis certaine. C'est que les étreintes de ce sauvage ne seront jamais aussi bestiales que celles de ce crétin de Garret !

À ce moment, Honorine entra en courant dans la salle et, reconnaissant aussitôt Charles-Henri, l'appela avec une surprise joyeuse. Le petit garçon leva vivement la tête et se précipita à sa rencontre.

Jenny les regarda de loin se congratuler en se secouant les mains, sauter d'un pied sur l'autre et s'adresser de petites grimaces provocantes et ravies.

Ses grands yeux tragiques revinrent sur Angélique.

– Adieu, s'écria-t-elle. Adieu, dame Angélique ! Je remercie le ciel qui m'accorde que le dernier visage que je puisse contempler, avant de quitter à jamais les rives de ma naissance, soit le vôtre !

Elle se détourna et s'évada de la pièce sans courir, mais avec la prestance et la souplesse ailée des Indiennes.

Angélique, encore stupéfaite, se précipita, voulant la retenir, mais ne put la rejoindre. Quand elle atteignit l'entrée du fort, elle ne vit qu'un groupe de familles indiennes qui, chaussées de raquettes, s'éloignaient vers la forêt.

Jenny Manigault avait dû se mêler à elles, mais parmi les femmes qui, le dos courbé, portant charges et enfants, suivaient les guerriers, elle ne put la distinguer.

Chapitre 32

Si Angélique avait pu rattraper la pauvre Jenny, elle aurait essayé de la convaincre qu'elle était nécessaire à son petit garçon, déjà bien malmené par l'existence.

Elle revint à pas lents dans la salle qui était pour une fois vide à cette heure et sursauta presque de saisissement en s'apercevant de la présence de Mme Jonas et de sa nièce Elvire qui se tenaient derrière l'encoignure de la cheminée comme si elles se cachaient. Elles fixèrent sur Angélique des yeux coupables.

– Vous étiez là ? demanda-t-elle. Pourquoi ne vous êtes-vous pas montrées ? Vous avez vu avec qui je m'entretenais ?

Elles hochèrent la tête affirmativement.

– C'était la pauvre Jenny. Vous qui avez été ses amies de La Rochelle, vous auriez pu, mieux que moi, la convaincre de rester avec nous.

Mais à leur expression, Angélique comprit qu'elles avaient été pétrifiées d'horreur, de gêne, à la vue de la revenante.

– Nous avons mal agi, n'est-ce pas ? dit Mme Jonas avec courage.

– Oui.

Angélique alla s'asseoir sur l'escabeau, les jambes coupées.

– Madame Jonas, vous, si bonne ! Je ne comprends pas.

– Ça a été plus fort que moi !

– Je n'aurais pas osé l'aborder, murmura Elvire.

– Votre sœur en religion !

– Elle a été la proie d'un païen, gémit Mme Jonas.

– Pas encore, murmura Angélique.

Comme elles ne l'avaient pas entendue, elle renonça à donner des explications. Il valait mieux pour la pauvre Jenny, après la cuisante déception qu'elle avait eue à Gouldsboro, qu'elle ne les ait point vues.

Mme Jonas pleurait dans son mouchoir.

– Je connais les Manigault. Sarah ne lui pardonnera jamais et son père la tuera.

– En effet, elle a compris. Elle ne retournera jamais chez son père.

Mme Jonas pleurait toujours.

– C'est mieux ainsi, dit-elle enfin en se mouchant.

– Oui. Vous avez raison.

Elle pensait à Jenny Manigault, jeune protestante de La Rochelle, et aux métamorphoses qui s'étaient accomplies en elle par la faute de cette tragédie brutale, une tragédie qui guette toutes les femmes du monde : l'enlèvement.

Née dans un milieu protégé, elle n'y aurait été guère exposée sans les persécutions religieuses. Sa vie avait basculé. Il y avait eu sa fuite avec sa famille, en Amérique. La naissance de son fils. Puis, elle avait été enlevée par une bande d'Indiens abénakis qui passaient et qui l'avaient prise pour une Anglaise. Elle aurait pu aussi bien être enlevée par des Iroquois qui l'auraient prise pour une Française. Ils l'avaient enlevée parce que c'était une femme et qu'elle avait plu à leur chef.

Déracinée brutalement, arrachée à une forme de vie qu'elle croyait parfaite, projetée dans une effarante existence où tout l'effrayait, elle n'avait pas cependant été maltraitée. Et peu à peu, elle avait eu au fond des forêts, parmi ces sauvages qui riaient, se moquaient et vivaient au gré des jours, la révélation de la passion amoureuse, du désir, du bonheur des corps et, en s'y abandonnant, cela comblerait sa vie et effacerait le reste.

Le sauvage, d'après ses confidences, ne pourrait se montrer ni plus brutal ni moins attentionné que son mari blanc, le « charmant » civilisé, et certainement moins exigeant.

Les Indiens, sollicités par les exercices permanents de la chasse et de la guerre, aimaient l'amour mais ne le pratiquaient qu'avec mesure. Ils avaient des interdits, des coutumes qu'ils respectaient et qui raréfiaient leurs élans. La concupiscence effrénée et désordonnée des Blancs constituait pour eux un perpétuel sujet d'étonnement et de mépris.

*****

On dressa pour la nuit les bois d'un lit et sa paillasse dans la grande chambre où dormaient les jumeaux. Ceux-ci étaient veillés par l'une ou l'autre des filles de la nourrice irlandaise.

La chambre d'Honorine n'était pas loin.

Charles-Henri, entouré d'une nombreuse famille, serait rassuré par des présences affectueuses.

Le décrasser ne fut pas une mince affaire. On ne pouvait tout enlever en une fois. Depuis l'automne, il avait traîné avec Jenny de wigwam en wigwam et tous les soins qui lui avaient été prodigués avaient consisté à l'oindre de graisse d'ours pour le protéger des piqûres d'insectes et lui tenir chaud. Cela finissait par faire comme une résine sur la peau. Le linge et les vêtements qu'il portait sur lui quand il avait été entraîné par sa mère n'étaient plus que des guenilles innommables. Pour le vêtir, Elvire apporta les effets devenus trop justes de ses garçonnets.