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Angélique plia les petits vêtements avec lenteur. C'étaient des vêtements de droguet, venus de France, soigneusement entretenus, le col de batiste blanc, les bas, les souliers. Charles-Henri avait revêtu docilement la longue camisole de nuit blanche qu'on lui avait prêtée. Il s'étendait dans son lit avec docilité. Se souviendrait-il de l'Indienne qui l'avait entraîné, qui lui donnait à manger des racines cuites sous la cendre, au bord de l'eau, et qui le serrait dans ses bras en pleurant ? La regrettait-il ? Se demandait-il où elle était passée, lui qui la nuit dernière avait dormi dans une hutte de sauvages et était de nouveau couché dans des draps blancs ?

– Je suis persuadée qu'il a senti qu'elle était sa mère, dit Angélique à Yolande qui, près d'eux, s'occupait des nourrissons. Les enfants ne se trompent pas sur ces choses. Je suis sûre qu'il est triste. Mais il est tellement habitué à ce qu'on se le passe d'un endroit à l'autre.

Elle lui ramena le drap sous le menton, le borda bien en le contemplant.

« Tu as toujours eu du courage, pensait-elle. Tu as traversé l'Atlantique avec nous, dans le ventre de ta mère. Tu as été le premier enfant de Gouldsboro, je t'ai donné ton nom. Nous te protégerons, petit garçon, et tu ne manqueras pas d'appuis. Tu auras tes chances, je te le promets. Il ne sera pas dit que tu puisses regretter d'être venu au monde. »

Honorine s'entendait bien avec Charles-Henri. Il était moins âgé qu'elle, mais tous deux jouaient volontiers ensemble. Malgré cela, son installation dans le cercle de famille, et d'une façon qu'elle devina plus définitive, parut éveiller en elle un tourment latent que la présence des jumeaux avait suscité, mais dont elle s'était accommodée jusqu'alors.

– Est-ce que je ne te suffisais pas ? demanda-t-elle à Angélique, est-ce que tu as vraiment besoin de t'encombrer de tous ces enfants-là ?

– Ma chérie, pouvions-nous abandonner Charles-Henri ? Cette Indienne qui est venue, tu te souviens, l'emmenait vivre chez les sauvages.

– Il avait bien de la chance. J'aurais voulu être à sa place. Et maintenant c'est lui, c'est eux tous qui ont pris ma place.

Angélique rit et caressa ce front buté en murmurant :

– Ma chérie ! Ma chérie !

Et sous cette main aimante, la petite boudeuse finit par céder à la câlinerie et s'abandonner contre son épaule, se laissant bercer avec délectation.

– Ma chérie, tu étais quand même avant eux.

– Oui, mais maintenant tu ne t'occupes plus que d'eux. Tu leur parles, tu les berces.

– Mais, je te parle et je te berce aussi.

Elles finirent par rire ensemble.

Mais Honorine perdait son entrain.

Grimpée sur un escabeau, près du berceau des jumeaux, elle passait de longs moments à écouter d'un air d'examinateur les vocalises de Gloriandre qui, tel un oiseau heureux, affirmait la vie, la présence, le bien-être de son personnage.

– Elle ne sait rien dire d'autre, l'idiote !

Interloquée par le timbre de cette voix qu'elle devinait acerbe, le bébé fixait sur elle ses yeux clairs qui, à six mois, avaient choisi leur teinte d'un bleu clair, et qui, dans l'inquiétude, se nuançaient de mauve.

– Ne me regarde pas ainsi, intimait Honorine.

Consciente de déplaire, la pouponne se tournait vers son jumeau comme pour le prendre à témoin ou lui demander son aide.

– Ils se liguent contre moi, pleurait Honorine.

Elle cherchait des prétextes contre sa petite sœur aux yeux d'ange.

– Elle a un nom qui veut dire « gloire », regrettait-elle d'un air chagrin.

– Et toi, tu as un nom qui veut dire « honneur » !

Honorine estimait que cela créait des obligations plus contraignantes et moins brillantes que la gloire.

– Elle s'appelle aussi Éléonore.

– Alors elle me prend mon nom.

*****

Soudain, les nuits de l'enfant furent entrecoupées de cauchemars. Honorine commença de voir apparaître un visage de femme qui la regardait avec une expression si méchante qu'elle en demeurait pétrifiée comme un lapereau devant un serpent. Cette femme lui faisait des promesses terrifiantes :

« Cette fois, c'est toi que j'atteindrai. C'est le meilleur moyen de me venger d'elle ! Tu ne m'échapperas pas, cette fois ! »

Sa langue pointue passait entre ses lèvres. Elle avait des yeux qui ressemblaient à de l'or, mais pas comme ceux des loups. La même couleur, mais plate, éteinte, luisant comme une pierre froide.

Honorine se sentait inondée de sueur, figée, paralysée...

« Dame Lombarde ! Dame Lombarde, l'empoisonneuse ! »

Elle hurlait dans son sommeil.

– Je l'ai vue ! Je l'ai vue ! Elle va mettre le feu à Wapassou... Ils vont brûler ma maison, mes jouets, et ma chambre et tout !...

– Mais qui, qui ? essayaient en vain de lui faire dire Angélique, Joffrey, les nourrices, Don Alvarez dont l'appartement était au même étage et les sentinelles montées du corps de garde en courant, tous réunis affolés autour de son lit.

– La femme aux yeux jaunes... Elle a des cheveux noirs comme des serpents avec du rouge dedans...

Elle se lançait dans une telle description qu'Angélique, soudain, sentait la peur resurgir en elle.

« On dirait qu'elle décrit Ambroisine, la duchesse de Maudribourg, la démone. Pourtant, elle ne l'a jamais vue ! »

La peur s'insinuait.

« Serait-il possible que l'horrible créature puisse revenir dans des songes ? Que son esprit vienne tourmenter mon enfant pour se venger ? »

Honorine affirmait qu'il y avait un homme noir qui se tenait derrière la femme aux yeux jaunes. Lui ne faisait rien. Il était comme un fantôme, mais elle lui obéissait... C'était un jésuite !

Voilà ce qu'on gagne à parler devant les enfants, se dit-on. Surtout lorsqu'ils sont nantis d'une imagination aussi débridée que cette pittoresque gamine dont les oreilles tramaient partout.

Elle n'avait pas laissé passer l'histoire de la visionnaire de Québec sur l'apparition mythique de la démone de l'Acadie. Combien de fois en avait-on parlé et reparlé sans prendre garde à cette enfant qui écoutait !

La démone de l'Acadie et l'homme noir qui se tenait derrière elle, qui pour les uns étaient Joffrey de Peyrac derrière Angélique, désignée comme personnage infernal, et pour d'autres, qui avaient vu les choses de près, Ambroisine de Maudribourg et son guide et confesseur, le père d'Orgeval que les Iroquois appelaient Hatskon-Hontsi, l'homme noir.

Fallait-il recommencer à rabâcher cette histoire ? La visionnaire, Mère-Madeleine, avait formellement reconnu Angélique comme n'étant pas la démone de l'Acadie.

Ambroisine était morte et enterrée. Le père d'Orgeval aussi.

L'opinion française canadienne très montée et surexcitée contre eux auparavant s'était retournée comme un gant.

Ainsi que le taureau qui cesse de voir s'agiter devant lui le chiffon rouge, l'éloignement du jésuite avait permis aux gens de retrouver leur sang-froid et un jugement plus rassis et le comte et la comtesse de Peyrac avaient passé à Québec une saison d'hiver pleine d'agréments.

Fallait-il croire que ce n'était que rémission ? Que tout n'était pas résolu, conclu, terminé, tranché, jugé ?

Étaient-ils le jouet d'une illusion trompeuse, d'un encore dangereux mirage, lorsque se tenant au sommet du donjon de Wapassou, dans les pures et cristallines journées de l'hiver, serrés l'un contre l'autre, ils contemplaient avec une joie infinie le pays « qui leur avait été donné » ?

Leurs poitrines se gonflaient de l'air froid et vivifiant, comme s'ils aspiraient à travers une nature bienveillante la force invisible de « L'Oranda » des Indiens, celle du grand esprit qui fait vivre l'être. Le souffle de vie. Leur sentiment de victoire et d'avoir triomphé de leurs ennemis et des plus difficiles obstacles était-il faux ?