Angélique avait donc crié si haut ?
– L'abbé de Lesdiguières. L'ange qui est venu à ta naissance.
– Il y a donc des anges partout ?
– Oui, il y a des anges partout, concéda Angélique à bout de forces.
Elles retrouvaient le sillon du chemin qui menait jusqu'à l'enceinte et la petite porte à demi ouverte par laquelle elle était sortie.
Angélique se glissa dans la cour qui était pleine de monde, car chacun voulait profiter de l'accalmie, si subitement revenue, pour reprendre les tâches interrompues par la tempête.
Angélique n'avait pas envie de parler ni de répondre à des questions et elle fit en sorte qu'on ne lui en posât pas.
On la vit traverser rapidement, l'air sévère, traînant derrière elle Honorine qui était habillée en garçon et qui tenait un lapin blanc par les oreilles.
Dans la maison, elle jeta un regard vers la pendule, mais celle-ci semblait arrêtée, sinon elle aurait indiqué que l'expédition n'avait pas duré plus d'une demi-heure.
Dans sa chambre, elle s'assit dans le fauteuil à haut dossier, l'enfant sur les genoux. Elle était fatiguée, d'une fatigue anormale, qu'elle ne pouvait réparer ni par le sommeil ni par le repos. Il fallait attendre.
Il s'était passé quelque chose. Mais elle ne pouvait savoir quoi avec certitude, ni s'en féliciter. Elle savait aussi que les « miracles » n'arrivent que lorsque des forces égales de destruction se déchaînent.
La bataille invisible allait-elle recommencer ?
Peu à peu, ce sentiment d'écrasement se dissipa, et la joie de serrer Honorine vivante dans ses bras, d'avoir pu la rejoindre à temps, d'avoir été prévenue à temps, la transporta.
– Que voulais-tu faire de ce lapin ?
Honorine hésita. Le savait-elle ? Entre plusieurs explications, elle choisit celle qui aurait, sans doute, prévalu.
– Je voulais l'apporter à Gloriandre ou à Raimon-Roger... Mais je n'en ai trouvé qu'un... Avec eux, il faut toujours deux choses. L'autre piège était plus loin et je ne voyais plus le chemin...
Et comme Angélique ne disait rien, elle s'insurgea, déçue.
– Je fais tout ce que je peux pour te prouver que je les aime, mais tu ne me crois pas !
– Moi aussi, je fais tout ce que je peux pour te prouver que je t'aime, dit Angélique, mais tu refuseras toujours de me croire.
Honorine glissa vivement de ses genoux. La tristesse qu'elle avait sentie dans la voix d'Angélique l'avait bouleversée. Après l'avoir regardée bien en face, elle lui prit les deux mains avec cet air grave qu'elle affectait lorsqu'elle faisait la leçon aux jumeaux.
– Si ! Je te crois, ma pauvre mère, dit-elle, maintenant je te crois. Tu es venue me chercher dans la tempête comme tu étais allée chercher le chien niaiseux. Si tu n'étais pas venue... je n'aurais pas pu retrouver le chemin de la maison.
Cet aveu lui coûtait.
Elle posa sa petite tête hérissée sur les genoux d'Angélique et resta longtemps ainsi la figure cachée. Elle se rappelait sa fierté d'avoir trouvé le lapin. Mais quelle horrible impression ensuite lorsqu'elle avait compris que la neige allait l'ensevelir et qu'elle avait vraiment – vraiment – cette fois, commis une terrible sottise, tandis qu'elle se débattait contre les forces déchaînées de la neige et du vent.
Elle avait pensé :
« Ah ! Comme ma maison est bonne. (Elle voulait absolument revenir dans sa maison.) Je la vois si chaude, et toi, ma mère qui m'attendais, et je... je n'irai plus jamais relever les pièges... je les déteste... »
Elle avait éprouvé la trahison d'une nature dont elle avait cru jusqu'alors s'être fait une alliée... La neige était méchante, très méchante... quel soulagement, quel bonheur, quand elle avait entendu l'appel : « Honn'..., » quand elle avait aperçu, venant vers elle à travers les bourrasques, sa mère.
Cette songerie dura longtemps.
Subitement, elle releva la tête et elle avait un grand sourire épanoui.
– Je suis contente, déclara-t-elle, car maintenant, je vais pouvoir partir pour de vrai. Avant, je n'aurais pas eu le courage.
*****
– Que nous réserve-t-elle encore ? disait Angélique à son mari, le soir.
Elle lui avait parlé de l'escapade d'Honorine, quittant le fort pour vivre une aventure de coureur de bois et aller chercher de la fourrure pour Raimondeau et Gloriandre. Enfin, c'était l'explication !
– Elle aura pris la mesure de son courage, dit-il, et de ses forces.
Il changea de ton et reporta toute son attention sur Angélique. Il ajouta avec douceur :
– Et de l'amour de sa mère.
Et maintenant, c'était lui qui la tenait sur ses genoux, sa bien-aimée, sa femme mystérieuse et irremplaçable.
Il se sentait très égoïste de tant aimer sa faiblesse qui la lui livrait plus proche et accessible.
Il aurait voulu la rassurer tout en sachant que ce n'était pas entièrement en son pouvoir.
Angélique lui disait qu'Honorine avait promis, solennellement, qu'elle ne recommencerait pas à se sauver. Et pourtant, elle avait lancé cette flèche du Parthe :
– Maintenant, je vais pouvoir partir vraiment.
Joffrey serrait Angélique contre lui et la berçait, en essayant de lui communiquer par l'étreinte de ses bras vigoureux un peu de cette force des hommes qui leur permet d'affronter les combats, le corps à corps, la lutte, plus comme une épreuve de leur valeur que comme une douleur, sans être blessé au cœur, ni brisé, comme elles, les femmes.
– Le destin, le destin, disait-il. Chacun doit le porter... Cette enfant prend en charge le sien. Nous ne pouvons l'accomplir à sa place. Seulement l'aider à l'accomplir...
Mais comme pour Honorine, il savait que ses paroles étaient insuffisantes et ne la consolaient pas...
Les femmes ? Où les rejoindre ? Où s'évadent-elles ? Les troubadours n'avaient pas tout dit, ni tout enseigné...
Ils demeurèrent plusieurs jours dans l'expectative sur les intentions d'Honorine et ce qui se passait dans cette petite tête finissait par prendre le pas sur les autres soucis et événements de la vie du fort.
Un soir, Yann Le Couennec, l'écuyer, vint les prévenir en serrant les lèvres pour garder son sérieux, qu'Honorine « leur demandait audience ».
– Que nous réserve-t-elle encore ? répéta Angélique, pleine d'appréhension.
Tous deux la regardèrent entrer, grave. Elle avait demandé qu'on lui fît revêtir sa robe des jours de fête.
– Je veux partir, déclara-t-elle. J'ai des choses importantes à faire ailleurs et il faut que je m'y prépare. Je veux aller à Montréal chez Mlle Bourgeoys, je veux apprendre à lire et à chanter, et ici je n'y arriverai jamais.
Sixième partie
Le voyage à Montréal
Chapitre 34
Ce printemps-là, la caravane s'ébranla dès que les déplacements furent possibles. Il fallait envisager, pour l'été, la navigation vers le Saint-Laurent, et cette fois, jusqu'à Ville-Marie dans l'île de Montréal, pour y laisser Honorine aux bons soins de l'institution tenue par Marguerite Bourgeoys.
À Gouldsboro, une lettre de Molines à Angélique l'informait que les suites de son enquête sur son frère, Josselin de Sancé, aboutissaient à la certitude qu'il se trouvait installé depuis de nombreuses années en Nouvelle-France où il était arrivé par la voie du fleuve Hudson et du lac Champlain, retournant dans le giron de sa patrie d'origine, la France, et de sa religion, le catholicisme, mais sous un faux nom, ce qui expliquait qu'elle n'en ait pas entendu parler lors de leur premier voyage.
C'était un Wallon, retrouvé à Long Island, qui avait fourni à Molines le précieux renseignement permettant de suivre ce Jos du Loup jusqu'à Sorel, et plus tard, dans son établissement actuel où, entouré de sa nombreuse famille, on le désignait communément sous le patronyme un brin énigmatique de : « Le seigneur du Loup ».