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– M. de Frontenac m'a envoyé vers vous, leur dit le célèbre explorateur des Grands Lacs. Comme il le fait chaque année au début de juillet, il s'apprêtait à quitter l'île de Montréal pour Fort-Frontenac sur l'Ontario, où il devait rencontrer le chef des nations iroquoises. À son retour, il vous aurait vu puisqu'il savait que vous conduisiez votre fille à l'institution Notre-Dame de Ville-Marie. Je devais l'y suivre comme interprète, mais soudain, on lui a porté des nouvelles alarmantes qui, faute de pouvoir être confirmées, n'en brandissent pas moins une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. La seule façon d'y pallier tout en ne renonçant pas à se rendre aux mers douces, était de m'envoyer vers vous, vous demander secours.

– Secours ?

– Oui, car la chose ne pouvant être ébruitée ni confiée à quiconque, il ne pouvait renoncer à son expédition et revenir en arrière sans qu'il en retire, pour le moins, s'il se trompait, d'être ridiculisé et, s'il continuait de l'avant, de laisser courir à la Nouvelle-France un danger mortel. Sachant votre venue imminente, il n'a vu que vous, monsieur de Peyrac, pour le tirer de ce mauvais pas et m'a envoyé vous attendre au point menacé, Tadoussac. Lisez !

Depuis que M. de Frontenac, remontant quelques années plus tôt le Saint-Laurent au-delà de Montréal avec une flottille de 400 canots, avait édifié au lieu-dit Cataracoui6, sur le lac baptisé désormais lac Frontenac, un fort de 350 toises de tour auquel il avait aussi donné son nom Fort-Frontenac, chaque année, au début de l'été, il entreprenait une tournée là-bas quoique avec des forces moindres, mais encore impressionnantes. Il y convoquait les représentants des Cinq Nations iroquoises afin de discuter avec les « principaux » des points de litiges et de cette paix franco-iroquoise toujours flageolante.

Au cours de l'année, elle était chaque fois plus ou moins rompue, soit par une attaque traîtresse des Iroquois contre les nations alliées, soit par un massacre de colons français ou le supplice d'un missionnaire jésuite.

Mais les Iroquois aimaient négocier autant qu'ils aimaient faire la guerre. Et M. de Frontenac aimait s'en aller vers les Grands Lacs leur faire des remontrances, fumer avec eux l'acre tabac de leurs champs, en se repassant de main en main les calumets de pierre rouge ou blanche, et festoyer en leur compagnie. Il réussissait fort bien en ces rencontres où les représentants de la ligue iroquoise se rendaient volontiers parce qu'il excellait à les faire rire en poussant leurs cris de guerre avec talent et par toutes sortes de facéties. Ils savaient qu'ils y recevraient des présents et qu'ils y feraient banquet. Aussi, répondaient-ils nombreux à l'invitation autour de Cataracoui du grand Onontio, « La-Haute-Montagne », nom donné au premier gouverneur de la Nouvelle-France, Montmagny, qui était d'une stature imposante, et qu'ils conservaient à ses successeurs.

Or, au moment de quitter Montréal avec ses canots, ses cadeaux, ses militaires, interprètes, aumôniers, ses oriflammes à fleur de lys, son escorte d'Algonquins et de Hurons, M. de Frontenac avait été averti qu'on soupçonnait qu'un parti d'Iroquois appartenant aux plus féroces et aux plus fourbes, les Annieronnons ou Agniers ou Mohawks, profiterait du conseil qui retiendrait à Cataracoui le gouverneur et le gros de ses troupes, pour s'en aller en toute impunité massacrer les Mistassins dans le Nord.

Cela aussi était une tradition plus ou moins annuelle des Iroquois, depuis vingt ans, époque où M. Gaubert de la Melloise avait envoyé à M. Colbert un rapport disant : « Les Iroquois ayant poussé tous leurs voisins, entrèrent dans le Saguenay et dans les profondeurs des terres où ils ont massacré les sauvages, les femmes et leurs enfants. »

Ce parti risquait de renouveler la surprise d'il y a deux ans, de sortir par le Saguenay et de se diriger vers Québec.

Or, Frontenac avait laissé Québec quasiment ville ouverte. Le plus maigre parti d'Iroquois qui y débarquerait pouvait, non seulement y faire un massacre, mais le réduire en cendres.

Alors, sachant que M. de Peyrac remontait le fleuve dans l'intention de se rendre jusqu'à Montréal avec sa famille, lui qui venait certainement avec des bâtiments et des équipages bien armés, il lui demandait de suspendre le cours de son voyage et de monter la garde à l'entrée du Saguenay, au moins jusqu'à ce qu'il ait pu, lui Frontenac, s'en retourner à Montréal et ensuite à Québec. Il lui expédiait Nicolas Perrot qui l'assisterait. L'interprète canadien était chargé d'estimer la situation et le bien-fondé de ces rumeurs. Si un parti ennemi remontait par le lac Saint-Jean, on le saurait vite car la peur de l'Iroquois hantait les Algonquins de la région qui, se mettant en marche pour les postes de traite, se faisaient surprendre dans leurs rassemblements d'été et massacrer par tribus entières.

En considérant les cartes, on était tenté d'attribuer la réussite du projet des Iroquois aux jongleries de leurs sorciers.

–  C'est à croire que les gens de ce pays volent dans les airs, par-dessus les forêts, dit Angélique qui ne voulait pas croire à l'imminence de leur arrivée sur le Saguenay alors que leurs bourgades des Cinq Lacs se trouvaient à des centaines de lieues de là.

Ce n'était pas la première fois qu'elle ressentait, en écoutant parler les « voyageurs » ou les militaires, comme la réalité d'un don d'ubiquité troublant planant sur ceux qui avaient la hardiesse de parcourir ces immensités.

– Comment peuvent-ils couvrir de telles distances en si peu de temps ?

La rapidité avec laquelle les Iroquois et presque tous les sauvages se déplaçaient en bandes donnait le vertige. Un jour ici, frappant comme l'éclair, puis quelques jours plus tard, on en parlait en Acadie ou dans le haut du fleuve Hudson, non loin du lac Champlain. Puis on les croyait revenus dans leur vallée au centre, mais l'alerte éclatait à nouveau aux environs du lac Nemiskan. Dans un pays sillonné de fleuves, de rivières sans nombre qui se rejoignaient par des lacs eux-mêmes en chaînes non discontinues, souvent le canot était le moyen de déplacement le plus rapide et leurs flottilles représentaient une force de guerre d'une mobilité sans pareille. Même en remontant les rivières et en comptant les portages, ils pouvaient franchir trente à quarante lieues par jour. On ne voyait guère en France carrosses et chevaux postillonner ainsi.

Joffrey lui montra sur la carte le passage préféré de ces démons d'Iroquois qui s'escamotaient aussi vite qu'ils surgissaient. Avec leurs canots, deux fois plus longs que ceux des Algonquins et faits d'écorce d'orme cousue en découpes très larges, ils traversaient le lac Ontario, rejoignaient le Haut-Outaouais, la baie James, la rivière Rupert, le lac des Mistassins et de là, le Saguenay. Ils avaient d'ailleurs plusieurs routes, toutes invraisemblables.

Quant aux indigènes de l'endroit – Montagnais, Mistassins, Crée, Naskapi – disséminés sur un vaste territoire infesté de moustiques et de mouches, arrachant une maigre pitance à l'eau et à la forêt, ils n'avaient ni le temps ni les moyens de se quereller. Les voisins, fort éloignés l'hiver, parfois de plus de cent milles, restaient pacifiques. L'habitude de la traite avec les Blancs et les navires du Saint-Laurent, on l'a déjà dit, les avaient accoutumés, à l'été et à l'automne, à se regrouper en certains points, au lac Pigouagami entre autres, baptisé lac Saint-Jean, afin de descendre en groupes le Saguenay vers le Saint-Laurent. Les Iroquois en profitaient pour les surprendre et les hacher comme chair à pâtée.

Contre ce fléau, les malheureux n'avaient que le secours des Français.

Or, il semblait qu'un nouvel épisode de ce genre se préparait là-haut, dans les lointains brumeux des fjords aux falaises rosâtres, et ce n'était pas seulement les Indiens qui étaient menacés, mais la population de Tadoussac et celle de Québec.