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Dans la salle personnelle de Mme Gonfarel, à côté de la grande salle où s'attablaient ses clients et d'où elle pouvait les examiner par un judas, il faisait assez bon car elle donnait au nord. Et l'on tirait d'un puits intérieur une eau très fraîche.

La Polak renversait sur la table des grands paniers de haricots ou de pois verts et elles s'asseyaient l'une en face de l'autre pour éplucher tout en parlant.

– Je n'ai jamais oublié que les beaux légumes sont mets de prince, disait la Polak. Les gueux n'avaient droit qu'aux épluchures et encore ! Autant dire qu'eux n'en savaient pas le goût. Aussi, je tiens à mon jardin potager.

Elle faisait couler les petits pois dans le creux de sa main avec jubilation.

– C'est de la fine nourriture. Mais les gens d'ici, ils sont tellement habitués à manger du solide qui tient bien au corps pour résister au froid qu'ils n'apprécient pas.

Dans la cuisine d'été attenant à la maison, un ragoût de bœuf au vin rouge mijotait.

– Dis-moi, Polak, et ton gamin, le petit joufflu, je ne l'ai pas encore aperçu.

– Il y a beaucoup de temps qu'il est parti aux bois.

– Si jeune !

– Costaud comme il est, on ne pouvait plus le retenir. La fourrure, c'est une maladie, une fièvre pour tous les jeunes et... la seule façon de s'enrichir !

Cependant, fine mouche et ayant acquis par la possession de biens qu'elle souhaitait conserver un certain flair commercial, Janine Gonfarel, dite la Polak, pour ceux qui l'avaient connue dans une période oubliée de son passé, s'inquiétait. Pas pour le gamin mais pour le marché de cette denrée précieuse, la fourrure. Et on revenait à cette sacrée mode des chapeaux ronds, dont les bords devenaient de plus en plus courts, et qui allait porter un coup fatal, estimait-elle, au commerce si florissant du castor. C'était cette belle mode de jadis, les chapeaux de « feutre de castor », qui avait fait de la peau de cet animal, longtemps dédaigné en tant que vêture même par les Indiens, une marchandise précieuse, et des « voyageurs » qui allaient les collecter chez les sauvages, des hommes aimés de la fortune. Un courageux garçon qui, en France, n'aurait jamais eu un liard en poche tout en trimant toute sa vie, pouvait, après quelques promenades dans le pays d'en haut, se faire bâtir maison bourgeoise à Québec ou en l'île de Montréal et offrir à sa future, robes de soie et de dentelle.

– Mais si le cours du castor s'effondre, gémit-elle, qu'allons-nous devenir, nous autres en Canada, qui n'avons que cette seule richesse ?

– Parle-t-on vraiment de voir la fourrure diminuer ? s'étonna Angélique.

– Pas encore.

Mais, baissant la voix, la Polak dit que depuis quelques années la France envoyait son excédent de fourrures dans les Pays-Bas et en Hollande mais que cette année, les commerçants de Liège et d'Amsterdam en avaient acheté deux fois moins et prévenu qu'ils étaient eux aussi saturés. Et surtout du castor. Indices inquiétants. Il fallait admettre que cela continuait pour les autres fourrures, renards, loutres, visons.

– Nous avons réussi à en prendre le monopole à la Moscovie, mais il n'y aura jamais autant de demandes que pour le castor, et le castor, c'est le chapeau. Petits chapeaux, moins de demandes, trop de castors sur le marché... La ruine au bout...

– Et pourtant, commenta Angélique tout en coupant ses haricots verts, les Français continuent à mener une lutte farouche contre les Anglais pour ne pas leur laisser trafiquer la fourrure dans aucun territoire qui leur est accessible.

Les Français n'en avaient jamais assez, et l'on comprenait leur âpreté puisque le budget de la colonie et sa subsistance, sa raison d'être, reposaient sur ce commerce unique. La Polak restait pessimiste :

– La fourrure est menacée, il faut aller la chercher de plus en plus loin... Enfin, ce n'est peut-être qu'une idée que j'ai comme ça. Ça peut tenir encore longtemps. Quand les gens ne veulent pas que cela change, on trouve toutes sortes de combines, et peut-être que la ruine n'est pas pour demain. Mais il faut penser à l'avance... Plus de fourrures ! Que ferons-nous ? On produit du bon blé, mais pas de navires pour l'envoyer et pourtant M. Carlon, l'intendant, s'est donné du mal. On lui cherche des noises. Et voici qu'on recommence à charger de graviers les navires qui retournent en France afin de les lester pour manque de fret.

Quel contraste avec le travail de fourmis qu'ils avaient vu en Nouvelle-Angleterre. Angélique décrivit l'activité des colonies anglaises qui envoyaient à Terre-Neuve ou aux îles, des vivres, des bestiaux, des bois de futaille débités pour couvrir les toits, et qui ramenaient des produits français, vins et parfums, ou de la mélasse, du sucre pour fabriquer du rhum qu'ils exportaient ensuite à nouveau là où l'on en manquait.

La Polak l'écoutait avec intérêt.

– Allons voir Basile, lui aussi flaire le vent... Il aura peut-être une idée pour les chapeaux.

*****

Si Joffrey avait été là, tout aurait été différent. Il entraînait le monde à sa suite. Il insufflait un ferment de vie qui donnait le goût de le suivre. Il imposait une cohésion dans l'action.

Lui absent, elle était plus sensible à un changement dû aux dispersions de l'été. Lorsqu'elle était à Salem, elle se sentait française, mais lorsqu'elle était à Québec, elle se sentait d'ailleurs. Et puis, il faisait si chaud.

Pourtant, la nuit, en écoutant clapoter la marée au pied des maisons de la Basse-Ville, elle goûta le repos.

Dans la grande et belle chambre où la Polak les avait installées, on brûlait de la citronnelle pour éloigner les moustiques. Honorine endormie près d'elle, Angélique somnolait. La nuit était claire dans l'encadrement de la fenêtre ouverte. La lune devait se cacher derrière la brume lourde exhalée par le fleuve et la forêt. Les bruits du port étaient discrets. Elle avait toujours goûté les mouvements du bord des quais, ce duo de la terre et de l'eau, chacun ayant l'air de chuchoter à l'autre des confidences, des secrets, de se communiquer les charmes de leurs mondes opposés, les navires à l'ancre, seigneurs vagabonds, dodelinants, comme impatients de reprendre le large et la faune disparate des quais autour de petits feux, très surveillés, pas toujours permis, mais qui sont le plaisir de la terre ferme.

Elle était un peu de cette espèce errante – par la force des choses – mais que ce fût le fruit d'une contrainte ne l'empêchait pas d'avoir acquis cette faculté de se sentir partout un peu du lieu où elle passait. Elle en était sans en être. Elle les tenait par un bout et cela crochait dur, il n'y avait plus qu'à dérouler l'écheveau vers une autre direction. Et c'était cela le rôle qu'ils devaient jouer pour rassembler tous ces coins du monde qui leur tenaient à cœur et auxquels ils appartenaient par des liens de naissance ou de choix.

Ils n'étaient plus au-dehors, mais au contraire au-dedans de l'inextricable enchevêtrement : le roi, la Nouvelle-Angleterre, la Nouvelle-France, les vaisseaux, les coureurs de bois, l'avenir, les rêves, les ambitions, les enfants qui grandissent, si lentement et si vite, les fortunes qui s'édifient si lentement et s'écroulent si vite, les lois qui se gonflent à éclater comme un crapaud et occupent tout le devant de la scène, arbitrent les peurs et d'autres qui se perdent comme eau dans le sable. Des hommes disparaissent, d'autres s'imposent.

Ce qui était fatigant, c'est qu'à peine une partie finie, les pions d'une autre, à l'issue incertaine, se disposaient déjà sur l'échiquier. Et il n'y avait pas à hésiter. On était engagé. Joffrey avait accepté d'aider Frontenac auprès des Iroquois. Elle avait mis au monde deux enfants, et la seule perspective de leurs vies commençantes renversait les données de la leur, rendait plus grave et plus subtil le choix de leurs décisions et des entreprises de l'avenir, plus importante la stabilité du présent. Florimond et Cantor étaient à la cour de France. La petite personne qui dormait contre son épaule avait choisi d'être remise aux mains de Mlle Bourgeoys pour apprendre à lire et à chanter.