Pour le mariage, Mme de Mercouville avait fait préparer un brouillon de contrat, établi selon les termes en usage pour ces sortes d'accords, qu'elle priait M. et Mme de Peyrac de bien vouloir étudier, afin qu'on puisse en discuter les modalités lors de leur passage au retour qui, elle croyait l'avoir compris à son grand regret, serait bref.
Angélique lut, sans enthousiasme, le projet en question :
Le comte de Peyrac, seigneur de Peyrac et d'autres lieux, autorise Armand-César, son nègre, de marier Perrine-Adèle, la négresse de Mme la baronne douairière du Morne-Ankou, en l'île de la Martinique, née d'Ambert, épouse Mercouville.
Ceci en considération de trente années de service –ou moins, ou plus – dudit Armand-César et aussi après l'expression de la satisfaction exprimée par la baronne pour la durée où ladite négresse était capable de servir.
Le soussigné, messire Jeammot, curé de la paroisse de la Pointe-aux-Bœufs, attestera avoir reçu lesdites déclarations conformes et, en conséquence, leur donnera la bénédiction nuptiale sollicitée par eux.
Les mariés s'engagent à servir tous deux pendant trois années encore, après quoi, ils seront déclarés libérés.
Signé : Jeanne de Mercouville, née..., etc.
– Mais ça ne va pas du tout ! s'exclama Angélique, encore debout dans la salle où Mme Gonfarel venait de l'introduire.
Tout d'abord, elle était choquée qu'on parlât de Kouassi-Bâ, dont elle apprenait pour la première fois qu'il se nommait Armand-César, comme d'un vulgaire esclave. Il y avait beau temps qu'il était affranchi. Quel dommage que Joffrey ne soit pas là ! Il se serait chargé au mieux de ces questions avec beaucoup moins de dépense qu'elle, d'énergie et de contrariété. Décidément, elle n'aimait Québec que pour s'occuper de choses frivoles, agréables et personnelles, diplomatiques à la rigueur. C'était dû sans conteste à l'air français qu'on y respirait, même au cœur de l'été, et qui détournait l'esprit des devoirs ingrats.
La Polak l'encouragea dans cette voie.
– Vous en reparlerez à ton retour. Laisse tout cela de côté. Ça mûrira en cave...
Angélique ne voulut pas montrer ce brouillon de contrat à Kouassi-Bâ. Peut-être était-il déçu de n'avoir pu rencontrer Perrine, mais il n'en dit rien et elle le sentait surtout préoccupé de veiller sur elle, Angélique, et sur Honorine. Ce qui passait en premier lieu pour lui, c'était qu'il pût revenir à Tadoussac en ayant mené à bien sa mission : protéger et défendre, s'il le fallait les armes à la main, ce qu'il savait être pour son maître, Joffrey de Peyrac, le plus précieux trésor : celle qu'il appelait « le Bonheur-du-Maître ». Angélique ne doutait pas que, s'il lui arrivait la moindre chose, Kouassi-Bâ était prêt à se suicider sur place. C'était déjà assez dur pour lui de penser qu'on allait laisser Honorine chez des étrangers. Au contraire d'elle, l'air de la Nouvelle-France lui inspirait une profonde suspicion. Lors de leur dernier hiver à Québec, il n'avait cessé d'arborer une expression très sombre. Il marchait dans les rues de Québec avec plus de méfiance que dans celles de Paris, la nuit, avant que M. de La Reynie y ait fait mettre des lanternes. Il se détendait rarement et ses yeux ne cessaient de guetter de droite à gauche.
Aussi, pendant ce voyage où il se sentait, lui, chargé de si lourdes responsabilités, veilla-t-elle à ne pas lui causer trop d'affres en se promenant étourdiment sans l'avertir de ses déplacements. À Québec, ils ne resteraient que trois jours. Elle n'avait pas envie de s'attarder.
Chapitre 37
En effet, une fois franchis les deux promontoires jumeaux de Kebec et de Lévis et doublés le cap Diamant et le cap Rouge, la remontée du fleuve prit le goût d'inconnu, de jamais vu, aux surprises cachées qu'avant eux avaient dû éprouver les premiers Blancs, des Français : Cartier, Champlain, Dupont-Gravé, dont les nefs toujours allant avaient remonté ce fleuve-mer encore immense et qui pourtant se rétrécissait en emportant leur espérance de déboucher un jour dans la mer de Chine.
Ils finirent par aboutir à un seuil de rapides infranchissables. Là, sur la plus grande d'un essaim d'îles qui formaient le bout de la route navigable, au sommet d'une petite montagne, Cartier avait planté une grande croix aux armes du roi de France, et baptisé la colline : Mont-Royal.
C'était le fond de la nasse du Saint-Laurent, au cœur de la forêt américaine – qui oserait y revenir ? Un siècle plus tard, un brave gentilhomme champenois, M. de Maisonneuve, et son équipe d'aventuriers de Dieu, dont deux femmes, Jeanne Mance, Marguerite Bourgeoys, sur la même île, plantaient une autre croix et fondaient Ville-Marie, colonie de peuplement, destinée à apporter la parole sainte de l'évangile aux malheureux Indiens nés dans l'ignorance du paganisme.
C'était une époque déjà lointaine et pourtant, malgré les esquifs et navires croisés le long du parcours et les moissonneurs aperçus dans les champs, une impression de sauvagerie, de barbarie latente continuait de régner. L'histoire des rives de ce fleuve était pleine d'embuscades et de massacres de peuples et de nations en guerre, de tribus exterminées, refoulées, tandis que d'autres prenaient leur place et étaient exterminées à leur tour.
Celle des colons venus de France, si peu nombreux qu'ils aient été au début, pauvres, dispersés, une poignée de grains jetés au vent des espaces, renchérissait à qui mieux mieux, d'attaques des travailleurs au champ, de combats à un contre cent, de courses échevelées vers le fort et sa palissade, avec une nuée d'Iroquois hurlants aux trousses de laboureurs, d'ouvriers, de charpentiers, de scieurs de long brusquement assaillis, scalpés, ou enlevés, emmenés au fond des forêts, torturés d'une manière effroyable, découpés en morceaux et jetés à la marmite pour y être bouillis et mangés.
Ils ne firent qu'une brève escale à Trois-Rivières. C'était une petite ville à la fois pleine d'animation et souvent déserte. Ceux qu'on y rencontrait semblaient toujours sur le point de « lever le pied » et de partir dans l'une ou l'autre direction que proposait ce carrefour d'eau plus compliqué qu'un delta. Au confluent du Saint-Maurice et du Saint-Laurent, derrière ses remparts de pieux, elle avait cessé, depuis l'envoi du régiment de Carignan-Sallière, d'être la victime préférée des Iroquois.
Ce n'est qu'au delà, quelque trente milles plus loin, que l'on commençait d'apercevoir plus fréquemment, en lisière des champs où s'activaient les hommes fauchant, les femmes liant des bottes ou glanant, des hommes armés faisant sentinelles.
Si Joffrey de Peyrac avait été présent et si elle n'avait pas eu en perspective la séparation d'avec Honorine, Angélique eût sans doute trouvé à ces horizons brumeux, plus gris que bleus, traversés de rares éclaircies de soleil blafard, plus de charme. Elle avait hâte d'arriver.
Honorine sautait à cloche-pied sur le pont du bateau. Elle avait oublié, disait-elle, les jeux auxquels on se livrait en poussant du pied un galet plat d'une dalle à l'autre dans le grand vestibule des Ursulines. Elle fredonnait aussi les chansons qu'elle y avait apprises en essayant de retrouver les paroles : Rossignolet sauvage, la Nourrice du Roi, Dame Lombar, Auprès de ma blonde qu'il fait bon, fait bon, fait bon... que lui avait remis en mémoire l'amoureux de la Mauresque.
Elle serait assez fière de montrer à mère Bourgeoys qu'elle pouvait chanter avec les autres petites filles. Il y avait en elle beaucoup de bonne volonté. Avec l'âge, une petite fille sage qui souhaitait se faire aimer, prenait le pas sur sa nature première, impulsive et ombrageuse.