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L'une de ces chansons dont la fillette débitait tous les couplets avec ardeur fit dresser l'oreille d'Angélique :

Rossignolet du bois joli,

Rossignolet du bois joli,

Enseignez-moi de la poison,

Enseignez-moi de la poison,

Pour empoisonner mon mari qui est jaloux de moi,

Allez là-bas sur ces coteaux,

Là vous en trouverez,

La tête d'un serpent maudit,

Là vous la couperez,

Entre deux plats d'or et d'argent,

Puis vous la pilerez

– Est-ce là les chansons que l'on vous enseigne aux Ursulines ? s'étonna Angélique.

– C'est l'histoire de dame Lombarde, l'empoisonneuse, expliqua Honorine.

– Mais c'est une histoire tragique ! Enfin... inquiétante.

*****

Angélique se trouvait entraînée à parler avec Honorine de son enfance à elle. Elle lui expliquait que, si elle n'avait pas été au couvent plus jeune, c'est parce qu'ils étaient de famille noble mais pauvre. Honorine se mit à poser des questions précises : comment est-ce que c'était d'être noble mais pauvre ? Il fallut parler des tapisseries de Bergame sur les murs humides, qui étaient bien usées. Mais, à part ce détail des tapisseries qui tombaient en lambeaux, elle n'en trouvait point d'autres. Si ses sœurs et elle grelottaient dans leur lit les nuits d'hiver, c'était plutôt de peur à cause du fantôme que du froid. Elles se tenaient chaud à trois dans ce grand lit. L'aînée, c'était Hortense

– Où est-elle maintenant ?

– En France

– Où cela en France ?

– À Paris, sans doute.

L'autre, la petite, c'était Madelon. Madelon était morte.

Était-ce à cause de la pauvreté qu'elle était morte ? Ou de la peur ? Angélique retrouvait ce pincement au cœur qu'elle avait souvent ressenti en pensant à Madelon. Elle gardait l'impression que Madelon était morte parce qu'elle l'avait mal défendue.

– Ne sois pas triste ! fit Honorine en posant sa petite main sur son poignet, ce n'était pas de ta faute.

Comment était son père ? Que faisait sa mère ? Est-ce qu'elle s'occupait des plantes pour les tisanes ? Non, mais elle s'occupait des légumes et des fruits du jardin potager.

Angélique voyait passer en contrebas comme un soleil, la grande capeline de paille nouée d'une écharpe, et la silhouette mince et digne de sa mère s'approchant des espaliers où les poires étaient mûres.

Elle, Angélique, la sauvageonne, elle était dans un arbre et, tapie sur une branche, guettait de ses yeux verts. Que pouvait-elle bien faire dans cet arbre ? Rien. Elle guettait. Attentive à ne pas se laisser surprendre. Pourtant, sa mère n'aurait rien dit... Angélique, enfant, aimait guetter, regarder. Elle absorbait l'instant au point qu'il se fixait avec tous les détails : le bourdonnement des mouches, l'odeur exquise des fruits tièdes.

– Grâce à elle, notre mère, la baronne de Sancé, nous mangions de bonnes choses.

– Est-ce qu'elle avait des yeux comme les tiens ?

Angélique s'apercevait qu'elle ne se rappelait plus qui de son père ou de sa mère avait ses yeux clairs, d'une nuance qui, chez certains de leurs enfants, avait viré soit au plus bleu, soit au plus vert.

Elle demanderait à Josselin, son frère aîné. Elle n'y croyait pas encore tout à fait à ces retrouvailles.

*****

Un peu après Trois-Rivières, le fleuve s'élargissait pour former l'étendue du lac Saint-Pierre. Il était réputé pour être fort venteux.

Une légère tempête ne tarda pas à secouer les navires. Du pont du Rochelais, ils aperçurent des canots indiens qui se débattaient parmi les vagues. Barssempuy vint dire que l'un d'eux, sur lequel il croyait distinguer la silhouette d'un ecclésiastique, avait l'air en perdition.

On fit descendre sur l'eau une chaloupe et, peu après, sous les rafales d'une petite pluie cinglante, montaient à bord les deux Indiens dont le canoë venait de couler et leur passager, une Robe Noire qui se présenta sous le nom du R.P. Abdiniel.

Désormais, Angélique avait appris à rester sur ses gardes lorsqu'elle avait affaire à un jésuite. Celui-ci lui parut neutre, sans hostilité ni sympathie. Il la remercia de l'aide qu'on lui avait consentie. Le canot de petite taille où il avait pris place avec deux catéchumènes qui, comme lui, se rendaient à Saint-François-du-Lac, avait été drossé sur des rochers où une sournoise arête avait transpercé la coque d'écorces et de baumes pourtant solide. Puis, avant que ses occupants aient pu sauter à l'eau et gagner la terre ferme, les remous avaient ramené l'embarcation vers le milieu du fleuve. Mâchant activement pour l'amollir leur enduit de gomme et de résine, les pagayeurs avaient essayé de colmater la brèche tandis que lui-même écopait l'eau. Mais, malgré leurs efforts, ils n'avaient plus guère de temps à se maintenir en surface lorsque les secours étaient arrivés. Dieu merci, sur le Saint-Laurent, on ne manquait jamais de barques ou de vaisseaux pour venir au secours des nautonniers en péril. C'était la grande fraternité du fleuve.

Angélique vérifia d'un coup d'œil sur la lettre de Mme de Mercouville le nom du jésuite que celle-ci lui avait recommandé à propos des prisonniers anglais, et vit que le hasard l'avait bien servie. Elle était en présence de l'aumônier de la mission indienne, où certains d'entre eux pouvaient se trouver.

Il confirma son ministère auprès des Abénakis, en ce vaste campement, ancien poste de traite, où la plupart des baptisés de ces nations s'étaient rassemblés.

Elle mit à profit le trajet nécessaire pour aller déposer les rescapés à l'embouchure de la rivière Saint-François où les attendait le reste de la flottille pour lui parler des propositions de rançon qu'elle tenait du Massachusetts. Des parents de captifs qui avaient été emmenés en Nouvelle-France, les avaient priés de les communiquer à qui de droit, sachant qu'étant français et catholiques, ils pouvaient intercéder pour eux auprès de leurs compatriotes.

M. de Peyrac et elle avaient accepté de s'entremettre, dans un esprit de charité.

Son hôte, qu'elle recevait dans la salle des cartes du château-arrière, et qui, bien que trempé, refusait couverture et boisson chaude, disant que par la chaleur de la saison, il n'était pas mauvais de prendre un bon bain froid, l'écouta attentivement, puis lui demanda si elle pouvait lui donner quelques noms. Elle commença par lui parler de la famille William.

Après quelques instants de réflexion, il déclara qu'en effet, ces personnes ne lui étaient pas inconnues. Il se souvenait très bien de leur arrivée au fort de Saint-François-du-Lac. C'était un parti d'Etchemins qui les avait ramenés de Nouvelle-Angleterre il y avait deux années environ. Il s'en souvenait d'autant plus qu'il avait été appelé au chevet du nommé William qui avait une vilaine plaie à la jambe et qui mourut peu après. Il n'avait pu, hélas, malgré ses efforts, le convaincre d'abjurer son hérésie avant de se présenter devant son créateur.

Il se rappela également la femme qui était restée veuve avec deux enfants : un garçon de cinq ans et une petite fille, née dans la forêt, durant la marche vers la Nouvelle-France. Il lui semblait que ladite petite fille avait été rachetée par de généreuses personnes de Ville-Marie-du-Montréal, qui l'avaient fait baptiser et l'avaient adoptée parmi leurs propres enfants. Le garçonnet, lui, avait été adopté après baptême par un chef abénakis, de la tribu des Kannisebinoaks ou Canibas, qui l'avait emmené avec lui dans la région des lacs, leur pays d'origine comme l'indiquait leur nom « Ceux-qui-sont-situés-près-des-lacs ».