Cette escorte gaie, expansive, et l'entourage de quelques amis qui s'y joignirent pour l'accompagner jusqu'à l'embarcadère lui évitèrent les pensées moroses qui risquaient de l'assaillir.
Elle se retrouva sur Le Rochelais dans le mitan du fleuve, agitant son écharpe vers d'autres écharpes et mouchoirs qui, alignés sur la rive, l'assuraient de présences chères à son cœur jusqu'en ce coin du monde, en l'île sulpicienne de Montréal.
Elle n'avait pu s'entretenir avec M. de Loménie-Chambord, ni visiter Mme d'Arreboust, la recluse, comme elle l'avait promis au baron. Il lui restait encore une bonne action à remplir. Par un Indien de M. Le Moyne, elle avait fait avertir le père Abdiniel de la date de son retour.
Il bruinait et la lumière était grise lorsque les navires parvinrent au lieu du rendez-vous. Près du vieux fort, à l'entrée du fleuve Richelieu, un groupe de personnes, formé du jésuite, de deux sauvages et d'une femme, se tenait au bord de l'eau.
Le Rochelais jeta l'ancre. Angélique se fit conduire à terre. C'était bien Mrs William, mais tout à fait amorphe et accablée, et qui ne marqua d'aucun signe son intérêt à la revoir. Elle se tenait les yeux baissés, fort maigre, ses cheveux mêlés de gris tressés à l'indienne et retenus par un bandeau de brins de laine de couleur. Sa vêture était un mélange de ses anciens vêtements devenus haillonneux et d'une casaque et d'un gilet de peaux passées. Elle se drapait comme les Indiens dans une couverture de traite. Elle avait néanmoins des chaussures françaises aux pieds, une charité d'une personne d'œuvres.
Angélique se fit reconnaître, s'adressant à elle en anglais. Elle lui parla de personnes de sa famille qu'elle avait vues à Salem et qui, venues de Portland et de Boston, étaient désireuses de la racheter.
– Je doute que son maître accepte, dit le jésuite, il ne dédaignerait pas la rançon, mais sa fierté souffre de ce que cette femme refuse obstinément le baptême et la bonne parole.
Depuis qu'on lui avait retiré ses enfants et surtout son jeune fils de cinq ans, elle avait adopté une attitude passive, comme sourde et muette. Et c'est bien regrettable, concluait-il, qu'ayant reçu la grâce, par son épreuve, de se rapprocher de la vraie lumière de la foi, elle continue à opposer à ce signe de l'affection de Dieu pour elle, un tel refus.
Angélique essaya encore de la tirer de son apathie en lui répétant qu'on voulait la racheter et que sa fille Rose-Ann se portait bien. L'Anglaise ne marquait aucun signe de compréhension. Angélique se tourna vers le jésuite.
– Aurait-elle perdu l'usage de sa langue natale ? N'y a-t-il personne au camp des Abénakis parmi d'autres captifs anglais avec lesquels elle pourrait s'entretenir ?
– Si fait, reconnut le directeur de la mission, nous avons un nommé Daugherty, un bon travailleur et qui a été adopté par une veuve qui en est très satisfaite. Il demande parfois et obtient l'autorisation de visiter la prisonnière et j'observe de loin qu'elle parle et pleure avec lui.
Daugherty devait être l'« engagé » des fermiers anglais qui avait été capturé, ainsi que son fils, en même temps qu'eux. Angélique fut un peu rassérénée de penser que la malheureuse avait quand même quelqu'un de son pays et de sa maison pour la soutenir dans son esclavage.
– Et le fils de Daugherty ?
– Quel âge avait-il lors de sa capture ? demanda le jésuite.
– Douze ou treize ans.
Alors, il y avait quelques chances qu'il eût été racheté et adopté par une famille pieuse de Ville-Marie, ou par un grand chef de l'intérieur qui en ferait un habile guerrier. Angélique laissa au père les adresses et noms des parents de Mrs William, au cas où celle-ci finirait par s'intéresser à leur proposition et que son maître sauvage y consentît.
Elle prit congé, serra la main inerte et maigre de la pauvre puritaine et repartit sans vouloir se retourner.
C'était un soulagement de se retrouver à bord du petit yacht, descendant, libre, le courant, sous la protection de la bannière indépendante, bleue à écu d'argent, de leur fief, de se sentir entourée d'amis sincères et dévoués, Barssempuy, M. Tissot, Yann Le Couennec, Kouassi-Bâ qui s'évertuaient à lui être agréable, à lui rendre moins pénibles ces premiers jours de séparation d'avec sa fille.
L'absence d'Honorine lui avait paru insupportable au début. Après avoir vu la pauvre Mrs William, elle jugea qu'elle n'avait pas à s'attendrir sur son propre sort. Au moins, elle savait en quelles mains se trouvait sa fille et elle retrouverait bientôt son époux.
La façon d'être du père jésuite, point méchante mais totalement insensible et incapable de comprendre ce qu'une femme, qui avait perdu son mari et à laquelle on avait arraché ses enfants, pouvait endurer, l'avait glacée.
*****
À Québec, qui lui rappelait sa dernière escale avec Honorine, la Polak la secoua.
– Que dirais-je, moi, dont le gamin court les pires dangers parmi ces sauvages qui à tous moments peuvent le scalper ou le mettre à la grillade ! Surtout qu'il est grassouillet. Et c'est mon « unique ».
Angélique aurait voulu lui expliquer ce lien qui s'était créé avec sa fille, venu du temps où les sbires du royaume lancés à sa poursuite se passaient le signalement : « Une femme aux yeux verts portant un bébé aux cheveux roux. »
– Ta-ta-ta, disait la Polak. On est toutes les mêmes ! Piégées, là aussi. Et c'est l'affaire de chacune de s'en dépêtrer. Mais laisse-moi te dire, pour des femmes comme nous, la vie n'accorde pas de temps aux jérémiades. Ça ne veut pas dire qu'on n'est pas là pour les défendre quand il le faut, nos enfants. Le cœur d'une chatte furieuse, voilà ce qu'est dans un tel moment le cœur d'une mère ! Souviens-toi quand nous sommes allées arracher ton Cantor aux Égyptiens. Cette course, mes amis, pieds nus dans la boue glacée sur le chemin de Charenton ! On volait presque, on avait des ailes...
Dans son souvenir, au cours des années, c'était elle qui avait tout fait, qui avait repris de force Cantor aux Égyptiens.
– Ne rêve pas ! dit la Polak péremptoire. C'est loin ! Ils sont grands, ils sont vivants. Que veux-tu demander de plus ? Il faut regarder devant nous, surtout maintenant où les bords des chapeaux se rétrécissent et que la ruine menace. Les enfants, ce n'est qu'un toron de plus à la tresse de notre vie. Un toron d'amour soit, mais rien d'autre qu'un toron de plus. Et la tresse est compliquée, n'oublie pas ! Plus que les ceintures fléchées des Indiens...
*****
Le lyrisme de la Polak, solidement soutenu par les « bonnes boissons » que renfermait sa cave, avait des vertus thérapeutiques sans égales et Angélique commença à faire le projet d'aller chercher les jumeaux et de revenir passer l'hiver à Québec.
Urville et Barssempuy demandèrent quelques jours pour faire l'inspection des navires, rassembler les équipages et procéder au chargement des marchandises.
On avait acheté à l'intendant Carlon une grande partie de son blé excédentaire et des réserves d'anguilles fumées du Saint-Laurent qui étaient si abondantes que même à la fin de l'hiver, on préférait sucer du cuir que d'en manger. À son passage, Angélique avait arrêté les conditions de livraison, mais, avec la débandade de l'été, ni sacs ni tonneaux n'avaient encore été portés au port.
Ce contretemps ne lui parut pas de bon augure. Non pas à cause de l'incurie des services portuaires qui n'avait rien que de banal, l'éloignement des personnes responsables et l'habitude, assez coutumière au caractère français, de ne faire les choses qu'au dernier moment, le temps de laisser au contrordre celui d'arriver, étant seuls en cause.
Ce n'était pas d'être obligée de piétiner au port qui lui donnait la sensation que les heures se traînaient et accroissaient son impatience de quitter Québec. Était-ce une sensation de danger ? Non, même pas. Plutôt d'inconfort, accentué par la forte chaleur, l'orage s'accumulant, grondant sourdement, éclatant souvent en pluies presque tropicales et qui plongeait la ville dans un touffeur de serre avec des nuages de vapeur s'élevant des ruelles, flottant sur le fleuve.