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Elle le quitta avec le même sourire tendre et condescendant qui pardonnait.

Elle ne voulut pas remettre à plus tard la visite qu'elle envisageait, et alla tirer la sonnette chez Delphine du Rosoy, mariée au sympathique Gildas de Majères.

Le sourire heureux de la jeune femme, en l'apercevant, s'effaça lorsqu'elle connut l'objet de sa démarche.

– Allons, pourquoi pâlissez-vous ainsi ? demanda Angélique voulant minimiser les choses.

– Reparler de ces jours affreux ? Cela jamais, protesta la pauvre Delphine en lui refermant presque la porte au nez.

Angélique la raisonna.

– Cela ne m'amuse pas plus que vous, mais Garreau est enragé. Il paraît que, de France, on le menace presque. Il ne s'agit que de donner l'état actuel de chacune des filles du roy qui se sont embarquées avec vous sur La licorne et je ne peux pas m'en tirer sans vous. Allons, Delphine, courage.

« Mettons-nous au travail, continua Angélique en s'asseyant devant un guéridon pour y poser ses papiers. M. d'Entremont n'est pas un mauvais homme, mais il ne serait pas chargé de ces dures et sinistres fonctions s'il n'y avait pas en lui une propension naturelle à mettre son prochain dans l'embarras. On peut y ajouter un goût certain, quoique mal conscient, de vouloir tout savoir des ressorts cachés de l'individu et faire avouer un malheureux doit être une de ses voluptés inavouées... et inavouables. De plus, c'est sa façon de servir le roi et Dieu, l'un venant après l'autre, évidemment, et le voici en parfait accord avec son modèle saint Michel, terrassant le dragon du mal. Il faudra que je lui fasse remarquer cela un jour, mais pour l'instant, je ne suis pas en position de force et les digressions mondaines ne nous rapporteraient rien de bon. Le sanglier fouissant est sur nos traces et je le vois suivre obstinément un chemin qui pourrait l'amener plus loin que nous ne le désirons. Aussi, le mieux à faire est d'accéder à sa demande de renseignements précis. Un fonctionnaire qui peut présenter en haut lieu des pièces bien complètes et inattaquables n'en souhaite parfois pas plus long.

Elle faisait de son mieux pour amuser et rassurer Delphine qu'elle voyait trembler comme une feuille.

– Mais aussi, pourquoi ce subit regain d'intérêt pour notre sort ?

– Je vous l'ai dit : les compagnies et sociétés prêteuses pour votre expédition vers la Nouvelle-France, et les commis responsables de la répartition des crédits alloués par « l'État du roy »8 pour votre établissement ici, sont désireux de savoir ce qu'il est advenu de leurs avances, et à quoi ou à qui a servi le fruit de leurs générosités. C'est acceptable comme exigence et ce n'est pas si soudain, car, si l'on considère que l'administration, par principe, ne se montre jamais rapide dans ses échanges, et que les lettres et réponses nécessitent dans le cas de la Nouvelle-France la traversée de l'Océan à plusieurs reprises, le laps de trois ou quatre années pour l'aboutissement d'une enquête telle que celle-ci n'a rien de tellement surprenant.

Mais la jeune épouse de l'enseigne ne s'en laissait pas compter.

– Je ne comprends pas pourquoi la Compagnie de N.D. du Saint-Laurent, ou quelque autre association, s'autorise à réclamer quoi que ce soit. L'expédition était presque entièrement financée avec la seule fortune de la duchesse de Maudribourg et les associations et sociétés n'avaient été constituées que pour obtenir certaines autorisations refusées à des particuliers. Elles seraient plutôt redevables à Mme de Maudribourg que réclamantes.

– Alors, ce sont ses héritiers ?

– Elle n'en avait pas. Quant à l'État du roy, continuait Delphine, je ne pense pas qu'il soit tant grevé par cette affaire et cela aussi demande un examen sérieux. Je crois me rappeler, madame, que c'est vous et M. de Peyrac qui avez avancé nos dots, et je serais étonnée que l'on demande des précisions dans l'intention de vous rembourser.

– En effet !

– Le reste, souvenez-vous, hardes, mercerie, vaisselle de ménage, fut objet de charité de la part de ces dames de la Sainte-Famille...

– Je m'en souviens... Delphine, votre esprit de sagacité ne se laisse pas prendre en défaut. Je vais transmettre vos remarques à M. Garreau qui, lui-même, n'est pas sans soupçons. Mais il prétend que notre désir de ne rien réclamer de nos débours paraîtra suspect.

– De toute façon, quelle que soit notre défense, si le soupçon veut creuser et saper plus avant, il nous rejoindra tôt ou tard... Nous sommes perdues.

– Delphine, ne prenez pas tout de suite la situation au tragique. Ne vous déclarez pas vaincue d'avance ! Vaincue par qui ? Nous allons commencer par établir cette liste qui ne nous engage à rien. C'est une corvée, je vous le concède. Mais il y en aura pour peu de temps et ensuite nous pourrons nous dire que nous avons fait ce qu'il fallait pour en terminer avec ces mauvais souvenirs,

– En aurons-nous jamais terminé avec elle ? murmura sombrement Delphine. C'est tellement sa façon de monter des pièges et d'y faire tomber les êtres de bonne compagnie. Par politesse, pour complaire, on y met le doigt... par bonne volonté et parce que cela semble anodin ou qu'elle a su vous en persuader, et l'on s'aperçoit un jour qu'elle vous a dévoré jusqu'à l'os, jusqu'à l'âme.

Elle devait revivre en pensée l'insidieux cheminement qui l'avait fait tomber, elle, jeune fille naïve et sans défense, sous la coupe de la subtile bienfaitrice.

Angélique renonça à la sortir, par des discours, de son marasme, et, lui plantant les papiers sous le nez, lui demanda de vérifier si la liste établie par les différentes compagnies était exacte et si elle était d'accord avec le chiffre de vingt-sept filles du roy, qui avaient été embarquées sur La licorne, telle date de telle année... afin d'aller œuvrer au peuplement des colonies de Sa Majesté.

– C'est bien là le chiffre de notre contingent lorsque nous nous sommes embarquées à Dieppe, convint Delphine qui, stimulée, prit une plume d'oie et commença de la tailler, mais nous ne sommes arrivées que seize, sous votre égide, à Québec.

Elle se mit à cocher certains noms et les recopia ensuite sur une autre feuille, en ajoutant à chacun quelques mots qui notifiaient ce qu'il était advenu des jeunes filles en question, celles que Québec avait prises en charge.

Angélique suivait des yeux sa rédaction, contente, malgré tout, de constater que ces pauvres déshéritées qu'ils avaient recueillies à Gouldsboro et amenées à bon port en Nouvelle-France connaissaient, enfin, pour la plupart, un sort meilleur.

Jeanne Michaud s'était mariée avec un habitant de Beauport et avait déjà donné un frère et une sœur à son petit Pierre, l'orphelin. Henriette était donc en Europe avec Mme de Baumont qui assurait son avenir. Catherine de la Motthe habitait Trois-Rivières et elle était venue les saluer avec sa petite famille lors de leur passage vers Montréal.

Toutes bien élevées, le plus souvent par les soins des religieuses de l'hôpital général, et si pour certaines le patronyme trahissait l'origine d'enfants ramassés au seuil des portes par les émules de M. Vincent-de-Paul au grand cœur, telles que Pierrette Delarue, Marguerite Trouvée, Rolande Dupanier, elles avaient été choisies pour leur bonne mine et leur joyeux caractère, et leur vie de pionnières courageuses témoignait que le roy avait eu raison de leur donner leur chance.

– Qui est cette Lucile d'Ivry ? s'étonna Angélique.

– C'est la Mauresque. Nous savons ce qu'il advient d'elle. Elle attend d'être demandée en mariage par un duc ou un prince. Je vais la désigner comme étant intendante de Mme Haubourg de Longchamps et fiancée à un officier de la milice... on en parle. Cela se fera ou ne se fera pas.