Elle ajouta avec une gravité d'orpheline, prématurément mûrie.
– La bonté d'une femme compensait la méchanceté de l'autre.
Angélique croyait se rappeler que, dans ce naufrage, elle avait surtout dû haler l'énorme Pétronille Damourt. Mais, puisque la petite se réjouissait d'avoir été sauvée par elle...
– L'homme de la côte est disait aussi que vous aviez emmené, M. de Peyrac et vous, mes compagnes à Québec, qui était le but de notre voyage. Alors, j'ai pensé que, si ma sœur était à Québec, elle aurait tout de même pu essayer de me donner de ses nouvelles et chercher à savoir ce que j'étais devenue. Craignant moins de rencontrer notre bienfaitrice, je suis venue aujourd'hui. C'est la première fois que j'osais quitter notre cher Port-Royal.
– Comment se nomme votre sœur ?
– Henriette.
– Eh bien, réjouissez-vous, il se trouve que je peux vous donner d'elle d'excellentes nouvelles.
– Est-elle mariée ?
– Non, pas encore. Cela ne tardera pas car elle a beaucoup de soupirants. Mais elle veut faire son choix. En attendant, elle s'est placée comme chambrière chez Mme de Baumont qui se félicite de ses services et de son caractère enjoué et primesautier.
Germaine la regarda avec étonnement.
– Voulez-vous dire qu'elle est gaie, heureuse, active ?
– Certes ! Elle a beaucoup de succès, aide ces dames à leurs œuvres et tout Québec vante ses mérites.
– Ah ! Comme je suis contente ! Elle avait pour Mme de Maudribourg un tel attachement que j'ai craint, en apprenant la mort de celle-ci, que cela ait entraîné la fin de ma sœur, qui était comme son esclave. Elle en perdait la parole, la servant comme une ombre. C'était une vraie maladie, et les derniers temps, elle ne semblait même plus me voir. En vain l'ai-je suppliée : Reste avec moi à Port-Royal. Elle était prête à la suivre jusqu'en enfer.
– Ah ! Bien, vous voyez que quand une mauvaise influence cesse, la vie renaît, fit Angélique qui n'avait jamais connu la raisonnable et gaie Henriette sous ce jour.
Tout à coup, le cœur lui manqua. La vision de la folle Ambroisine venait de traverser ses pensées telle une chauve-souris battant les ailles de son grand manteau noir doublé de satin rouge. Elle en pâlit.
Les paroles et les propos de la petite Parisienne la confirmaient dans ce qu'ils avaient tous fini par déterminer dans la personnalité d'Ambroisine et qu'elle craignait parfois s'être imaginé ou avoir exagéré. C'est que cette femme était comme un vampire, affaiblissant ses victimes et leur dévorant l'âme. Hors de son orbite, elles redevenaient normales. La jeune femme qu'elle avait devant elle était naïve et simple. Elle avait parlé spontanément et son jugement confirmait qu'il n'y avait eu aucune exagération dans celui qu'ils avaient dû porter sur la duchesse de Maudribourg.
Pour changer de conversation, Angélique fit remarquer à Germaine qu'elle ne paraissait pas avoir épousé son matelot de Gouldsboro, puisqu'elle était restée à Port-Royal, ce qui ne l'empêchait pas d'être manifestement en puissance d'époux. La jeune femme rit et dit qu'en effet, l'occasion ayant manqué de retourner de l'autre côté de la baie, elle avait épousé un Écossais, d'où son accent, influencé par celui en français de son mari, descendant des soldats de sir Alexander.
La jeune Acadienne admira les bébés qui dormaient dans leur chambre, au premier étage. Ils étaient bien gardés par les filles de la sage-femme irlandaise qui brodaient et tricotaient à leur chevet.
– Comme ils sont mignons, admira la petite Germaine Maillotin. La fille est toute ronde et le garçon tout allongé. Moi aussi, j'aimerais bien avoir des jumeaux. Les enfants, cela met de la gaieté dans un foyer. Je ne crains pas le travail. J'ai appris à filer la laine, le lin et à tisser de la toile pour draps et chemises. Quand notre enfant sera né, nous allons partir avec quelques couples de jeunes gens nous établir dans un autre village où l'on demande des bras, à Grandpré.
L'établissement en question avait déjà trois ou quatre années de fondation. Un colon de Port-Royal y était venu assécher les marais comme on l'avait fait déjà aux environs du premier établissement. Les secteurs de terroir abrités étaient rares sur la cote nord de la presqu'île d'Acadie. Mais les puissantes marées avaient accumulé dans les anses des terres fines que les Acadiens, après les avoir protégées par des « diguettes » à la façon hollandaise, transformaient en prairies d'élevage et vergers.
M. de Peyrac leur avait promis son aide, surtout pour ravitailler les pionniers en outillage et produits manufacturés d'Europe, car, chez les Français, c'était surtout cela qui manquait et non pas le courage, le cœur à l'ouvrage et le goût de la culture de la terre et du soin des bêtes.
*****
– Venez nous voir à Port-Royal, insistait Mme de La Roche-Posay, avant de se rembarquer le lendemain avec toute sa troupe.
Elle était venue de son fief avec ses nombreux enfants et leur gouvernante, Mlle Radegonde de Ferjac. M. de La Roche-Posay était resté, car on craignait toujours des incursions de navires anglais et il valait mieux tenir garnison.
La châtelaine de Port-Royal était reconnaissante des présents qui leur avaient été envoyés avec les produits de première nécessité, vin, huile, plomb, quincaillerie et étoffes et qui leur manquaient tant lorsque les vaisseaux de la compagnie n'arrivaient pas. Alors, on n'avait aucune idée des difficultés qu'un gouverneur d'établissement avait pour tenir son rang dans ces contrées d'Amérique. Heureusement, désormais, non loin de Port-Royal, de sympathiques et entreprenants voisins s'étaient établis. Et la vie pour les pauvres seigneurs français était changée. Les fillettes avaient amené leurs belles poupées de Salem qui leur avaient donné une des plus grandes joies de leur existence de petites nobles exilées.
Mais il faudrait songer, disait leur mère, à envoyer les aînées en France, dans un couvent pour parfaire leur éducation, car, malgré les bons soins de Radegonde de Ferjac et de l'aumônier-précepteur qui veillaient à leur enseigner le latin et les bonnes manières, toute cette jeunesse subissait l'influence de sauvagerie ambiante, ne rêvait que courir la forêt ou mettre à la voile, pêcher la truite ou le saumon, récolter la fourrure, visiter les Indiens pour y faire de grands festins, après avoir participé à une chasse et les filles, en grandissant, ne trouveraient pas de bons partis.
– Pourquoi n'envoyez-vous pas vos filles chez les Ursulines de Québec ou chez Marguerite Bourgeoys à Montréal ? demanda Angélique.
Mme de La Roche-Posay fit la moue.
– Nous autres, gens d'Acadie, nous ne nous entendons pas tellement bien avec ceux de « là-haut », dit-elle avec un geste de la main en direction du nord où devait se trouver Québec, capitale de la Nouvelle-France. Les fonctionnaires du roi ne se souviennent de nous que pour nous faire payer taxes et droits, nous soupçonnent de faire fortune d'une façon éhontée et de trafiquer avec l'Anglais alors que nous sommes périodiquement ruinés par ces impudents ennemis et de plus abandonnés par nos compatriotes. Les grandes familles de Canada nous regardent de haut sous prétexte qu'ils ont bâti maison en Amérique du Nord avant nous, alors que c'est absolument faux car Samuel de Champlain a fondé Port-Royal avec M. de Monts bien avant Québec. Et puis, je vous l'avoue, j'aimerais voir mes filles se former à une vie plus raffinée en obtenant une charge de suivante près d'une princesse de haut rang à la cour.
« Il est plus facile d'y accéder en sortant d'un couvent réputé de Paris que de ceux de nos pauvres colonies qui sont tant dédaignés de la prétentieuse société qui ne doit sa valeur qu'à ce qu'elles papillonnent dans l'entourage du roi. Mais que faire ? On ne peut le changer et il faut y passer, si l'on veut pénétrer à Versailles. Il paraît que vos fils et le jeune Castel-Morgeat, bien que venant de Nouvelle-France, y font en ce moment leurs armes de courtisans. Avez-vous de leurs nouvelles ?