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– Il pleut toujours. Delphine, avez-vous dans votre domesticité un petit valet ou une gamine que nous pourrions charger d'aller porter ces feuillets à la sénéchaussée ? Malgré mon amitié et estime pour M. Garreau d'Entremont, je ne veux plus avoir à pénétrer dans son antre.

Elle joignit au paquet dûment enveloppé dans un morceau de toile gommée, une missive aimable, mais tournée de façon à faire comprendre au lieutenant de police civile et criminelle qu'elle estimait s'être beaucoup dévouée pour lui, qu'elle ne pourrait faire plus pour l'aider, désormais.

Chapitre 44

Angélique sortit de la maison de Delphine.

Elles avaient attendu la fin de la pluie en mettant de côté le sujet obsédant. La résolution était prise. On n'en parlerait plus.

– Si l'on vous interroge, envoyez les curieux à l'intendant Carlon. Il a sa carrière à défendre. Il saura tenir tête. Quant à vous, préoccupez-vous de votre bonheur et de votre santé. Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore mère de famille ? Ne désirez-vous pas d'enfants ?

Delphine s'était récriée : un enfant !

C'était son rêve le plus cher, celui qui rachèterait sa triste vie orpheline. Mais là encore, la malédiction pesait sur eux. Elle et Gildas s'aimaient pourtant.

Angélique lui donna le nom de quelques plantes qu'elle pourrait obtenir chez l'apothicaire et comment les préparer et les mélanger.

Delphine ensuite avait voulu entendre parler des jumeaux.

Angélique se lança donc dans la description de Gloriandre et Raimon-Roger, puis de leurs progrès, de leurs exploits et, certainement, le sujet était inépuisable.

Enfin elles se séparèrent.

– Ne pensez plus au passé, insista encore Angélique, c'est par crainte et à cause de son souvenir, que vous vous infligez, malgré vous, une punition. Elle haïssait tant le bonheur ! Faites-lui échec en ayant votre enfant à vous ! Buvez les tisanes que je vous ai recommandées et le ratafia d'Euphrosine Delpech. On le dit excellent pour encourager les ardeurs de l'amour. Vous concevrez et vous serez heureuse.

La jeune femme finit pas sourire.

–  Vous autres, guérisseurs, vous tenez entre vos mains la vie et la mort, la santé ou la maladie, le bonheur dans l'amour ou son échec, la conception ou la stérilité. Je comprends que vous soyez redoutés de ceux qui veulent avoir tout pouvoir sur les hommes et leurs consciences !

*****

Le soleil reparaissait entre les nuages, ce soleil piquant de l'été, et les feuillages étincelaient comme une faïence vernissée.

Des rigoles d'eau coulaient de la place de la Cathédrale, descendant en sinuant vers la Basse-Ville. Angélique, avant d'entreprendre la descente par le chemin de La Montagne, regardait cet horizon qui lui était cher, qu'elle avait fait sien dans la volonté de ne pas se laisser écarter de la France, car il n'y avait pas de raisons.

La grande surface du fleuve se découvrait comme un lac doré avec des voiles et des canots en ombres noires traversant son étendue. Tout était paisible. Rien ne menaçait. Mais Angélique se sentait indécise comme si son cœur avait été condamné à ne pouvoir jeter l'ancre nulle part...

Des petits pas coururent derrière elle...

Elle n'eut que le temps de la voir arriver, volant dans sa robe blanche.

– Ermeline ! Le petit bébé gourmand !

Elle n'était plus un bébé. Elle avait grandi, c'était une petite fille maintenant.

– Oh ! Mon petit enfant, mon petit trésor, ne perds jamais ta lumière ! dit Angélique en la serrant dans ses bras, ne perds jamais ton secret ! Es-tu toujours aussi gourmande ?

L'enfant riait et la regardait sans répondre.

« C'est vrai ! Sa mère m'a écrit qu'elle ne parlait toujours pas... »

Muette, mais ravie, Ermeline paraissait en belle santé. Plus heureuse qu'un papillon dans les prés, le teint rose et animé, elle montrait toutes ses petites dents rondes en un rire qui semblait inspiré par un spectacle ou une vision des plus plaisants. Une flamme malicieuse brillait dans ses yeux qui étaient si pétillants d'étincelles de joie qu'on ne pouvait en savoir la couleur : l'eau d'un lac au soleil.

– Tu n'as pas changé... Quel bonheur ! Ermeline, je suis désolée, je n'ai pas de bonbons... Mais je suis tellement contente de te voir. Et je t'embrasse très fort.

Son discours continuait d'amuser au plus haut point Ermeline qui riait avec un rire de clochette.

« J'aurais tant voulu lui donner des bonbons », se reprochait Angélique.

Elle pensa à une réflexion du chevalier de Loménie-Chambord, quand il avait offert à Honorine le petit arc et des flèches :

« On aime à combler l'innocence. Elle seule le mérite. »

Qu'allait-elle faire maintenant de ce feu follet ?

Ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait dans Québec avec Ermeline évadée dans les bras. Comme ce jour de tempête où la petite avait failli s'envoler, ses jupes gonflées par le vent.

Et voici que la nourrice Perrine, mêmement affolée, arrivait dans la pénombre des cerisiers.

Et Angélique, comme jadis, lui remettait la transfuge.

– Toute la famille de Mercouville est rentrée, lui dit la nourrice noire.

– Je pars demain, mais je vais vous envoyer Kouassi-Bâ pour que vous puissiez parler un peu avec lui, Perrine. Adieu Ermeline, ma chérie ! Ne te sauve plus comme cela, dit Angélique qui dut s'arracher, plus contente de l'avoir vue que si toute la ville lui avait fait accueil.

« Les petits enfants sont étranges, se disait-elle en commençant de s'éloigner, mais ils sont si merveilleux. Longtemps, ils restent habités de mystère, occupés d'inconnu. C'est pourquoi je les aime et ils me ravissent... »

Une voix flûtée criait derrière elle :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil !

Elle se retourna : Ermeline dans les bras de Perrine répétait en riant :

– Au revoir ! Au revoir, le soleil...

Et, à deux mains, lui envoyait des baisers.

À côté de cela, qu'étaient les Garreau d'Entremont, les Ambroisine et leurs sombres chariots de peur et de haine ? Avaient-ils puissance contre les effets de ce charme ?

– Oh ! Chère amie, je pensais à vous et je vous vois comme une apparition...

C'était Mme Le Bachoys.

– Je vous trouve en train d'envoyer des baisers au ciel...

– Non. Je faisais seulement mes adieux à la petite de Mercouville.

Soit parce que s'annonçait la fête de Sainte-Anne qui ramenait les citadins dans leurs murs, soit parce qu'à l'instant de son départ, un sursaut secouait la ville engourdie, Québec se réveillait.

Et dans les derniers moments de la matinée, tout le monde envahissait l'auberge du Navire de France et le quai au bord duquel les chaloupes attendaient.

*****

Angélique mettait une dernière main à ses bagages, tout en écoutant de son mieux ce que chacun avait à lui dire, ce qui donnait un véritable fatras, comme si l'on avait attendu de savoir qu'on ne la reverrait plus de longtemps pour venir lui expliquer des problèmes épineux.

Et la Polak, pour cela, battait le record, elle qui l'avait eue quotidiennement à sa disposition.

– ... Si, des fois, disait la Polak, M. et Mme de Peyrac repassaient en France, il faudrait penser à emmener les petits Savoyards... oui, tu sais, ceux du greffe que Carbonnel fait descendre dans les cheminées pour vérifier si les ordonnances ont été respectées, parce que c'est ramoneurs de naissance, ces enfants-là. Ils sont venus comme petits valets avec M. de Varange, celui qui a disparu.

– Oui ! Et alors ?

Ils languissaient, ces ch'tits. Ils ne tarderaient pas à mourir. Mme Gonfarel, dont le cœur était bon, s'intéressait à eux parce qu'elle savait le nom de leur maladie. C'était la maladie des montagnards. À l'armée, disait-elle, on avait inventé un nom savant pour cette maladie dont seules les recrues venues des pays de montagnes étaient frappées : la nostalgie, des mots grecs nostos : retour, et algie : douleur. Un seul remède : les renvoyer chez eux.