– Tu comprends, leur faut leurs marmottes, leurs vallées hautes fermées, le silence des pics qui les regardent, et toujours grimper ou descendre comme les chamois, sinon... Je sais de quoi je parle. Je suis d'Auvergne. Tout blanc l'hiver, tout noir l'été, pain de seigle et fromage. La faim, le silence. Je peux me souvenir de ce temps avant que ma mère ne me vende à un recruteur qui passait par là et cherchait des filles à soldats.
– Mais toi, tu n'as jamais été malade de nostalgie, que je sache ?
– Les femmes, c'est pas pareil.
– Est-il temps de m'en parler, Polak ? Je ne peux pas me charger de ces enfants ainsi, sans avoir parlé avec Carbonnel.
– Le voici qui arrive.
– Par grâce, Polak ! Il n'est plus temps, te dis-je. De toute façon, nous ne retournons pas en France. Tiens, je te remets une bourse. Occupe-toi de leur trouver un passage sur un navire et confie-les à un ecclésiastique charitable qui les acheminera vers leur Savoie natale... Va aussi porter quelques friandises aux enfants de Banistère qui sont au séminaire et aux Ursulines, et là, ne manque pas de donner mon bon souvenir à mère Madeleine.
Et Yann Le Couennec s'approchait afin de s'informer s'il pouvait monter jusqu'aux Ursulines pour essayer de rencontrer, au moins de lui laisser un message en toute honnêteté, une jeune personne qui ne lui avait pas déplu lorsqu'il l'avait vue à Gouldsboro, et qu'on appelait la Mauresque, encore que sa grâce et sa joliesse lui auraient mérité un nom plus chrétien.
– Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt, Yann ?
Il venait seulement d'apprendre qu'elle n'avait pas trouvé d'épouseux.
– La Mauresque est ambitieuse.
Elle lui répéta ce que lui avaient dit Mme de Mercouville et Delphine.
– Elle s'appelle Lucile d'Ivry...
La veille au soir, Kouassi-Bâ avait vu Perrine-Adèle. Il fallait se décider vite et c'était ce que ni l'un ni l'autre n'arrivait à faire, aucun des deux ne pouvant à brûle-pourpoint se séparer de ceux près desquels ils avaient vécu jusqu'alors. Pour Kouassi-Bâ, il n'en était pas question. M. de Peyrac l'attendait et il devait rester auprès de Mme de Peyrac jusqu'à ce que celle-ci eût rejoint son époux. Et que deviendraient Ermeline et les autres enfants, et Mme de Mercouville elle-même sans Perrine-Adèle ?
C'était dommage de traiter si rapidement ces affaires de cœur, mais il n'était plus temps.
Puis, Mme de Mercouville vint au port. Il était évident, disait-elle, que les choses s'étaient passées comme la première fois... Quelle première fois ? Pour qui ? Pour Ermeline. La première fois à la venue d'Angélique, elle s'était mise à marcher. Cette fois, elle s'était mise à parler !
On n'en irait pas moins remercier Sainte-Anne de Beaupré. À condition qu'il n'y ait pas de flottille d'Iroquois à descendre de Tadoussac.
– C'est justement ce dont je dois m'informer, dit Angélique. Mon époux est là-bas, sur le Saguenay, ce qui m'a privée de sa compagnie. Vous comprenez que je suis dans l'impatience de le retrouver et de savoir comment tout s'est terminé.
Cette agitation avait l'avantage de l'étourdir sans qu'elle l'ait cherché volontairement.
La contrariété de se sentir de nouveau tenue à distance par ses amis français, que ce fût à propos des prisonniers anglais ou à cause de la fin du père d'Orgeval, avait pris le pas sur le chagrin de sa séparation d'avec Honorine, un peu atténuée par les retrouvailles avec son frère, la charge du « sanglier » de la Haute-Ville de Québec l'avait carrément remise sur pied en la ramenant à l'imbroglio de La licorne qui prenait sa source à Paris, dans les officines de M. Colbert, ministre de la Marine et des colonies de Sa Majesté le Roi de France Louis XIV, mais qui, malgré les apparences, ne promettait pas que des complications judiciaires. Préoccupations lancinantes, balayées par ce soudain retour de flamme de l'affection de Québec pour elle.
Les quais étaient noirs de monde, comme le jour où elle était apparue pour la première fois dans sa robe bleu de glace et son manteau de fourrure blanche, ainsi que la fée du Septentrion, une étoile de diamant brillant dans sa chevelure.
Une émotion contenue se propagea des uns aux autres lorsqu'elle monta dans la chaloupe, escortée du grand Kouassi-Bâ, noir protecteur auprès de sa blondeur, avec son turban à aigrette qui frémissait au-dessus des têtes et son sabre courbe qui faisait partie de sa livrée.
– Revenez-nous ! Revenez-nous !
Mouchoirs et chapeaux s'agitaient avec frénésie.
– Revenez-nous ! Revenez-nous !
La chaleur était pesante. Pas un souffle d'air. Sous l'effet d'éclairs silencieux, le ciel plombé à l'horizon clignotait, illuminant par intermittence la foule assemblée de lueurs blafardes.
Angélique aperçut le visage rubicond de Mme Le Bachoys crispé de chagrin, elle d'habitude si joviale. Elle brandissait son grand éventail de plumes de dindon sauvage en un suprême signe d'adieu, comme si elle la voyait s'éloigner pour la dernière fois.
« Pourquoi ? Pourquoi ? »
*****
Sur l'étendue des eaux, huileuses à force d'être trop calmes, les navires durent louvoyer sans fin. Le pilote assurait que l'orage n'éclaterait pas et s'éloignerait, poussé par ces vents qui les prendraient en charge et leur permettraient de s'engager dans le chenal en direction du nord.
Tandis qu'ils tournaient et retournaient sous Québec, la côte, derrière la brume de chaleur qui la bleuissait comme sous la retombée d'une cendre fine, se devinait, et Angélique en détaillait les contours, non sans mélancolie. L'île d'Orléans là-bas, son dôme presque parfait de grand squale endormi, la blancheur de ses habitations espacées à mi-côte ou groupées dans les criques, l'île où régnait Guillemette-la-sorcière, la pointe étincelante du petit clocher de Beauport où habitait une des filles du roy, celui de Lévis qui abritait Sidonie Macollet, l'incestueuse, et ses « enfants de vieux », le vieux étant aux Grands Lacs pour sûr. Et de nouveau Québec et les fleurons de sa couronne d'argent pur de ses fins clochers et campaniles, puis le nez du cap Tourmente au loin, et plus proche, la petite chapelle de la bonne Sainte-Anne-aux-miracles...
Septième partie
Sur le fleuve
Chapitre 45
Puis ce fut la descente du fleuve qui s'élargissait, jusqu'à revêtir l'anonymat de la mer.
Angélique se tenait de préférence à l'avant du navire, tournée vers cet horizon où, enfin, dans quelques jours, si le vent continuait de souffler dans la bonne direction, elle allait se retrouver près de son mari.
Le vent frais et mou commençait d'avoir un goût de sel sur les lèvres.
Bercée par la houle, elle laissait son esprit errer. Elle essayait de se rappeler ce que disait le dernier arcane, celui où était apparu le fou à la ceinture dorée, lorsque Ruth Summers, à Salem, avait disposé devant elle les tarots. Que disait ce dernier arcane, la troisième étoile de David ? Elle faisait en vain appel à sa mémoire.
Qu'elle avait donc été stupide de ne pas vouloir savoir la fin qui lui aurait peut-être révélé ce qu'il en advenait dans son destin, de l'homme brillant et de la papesse, pour l'instant « maîtrisés ». Des deux premières étoiles, lui revenaient quelques bribes.
Amour triomphant ! Amour triomphant ! Voilà ce qu'avait répété la voyante... Beaucoup d'hommes : l'amour te protège. Et le soleil : un homme qui a pris pour signe le soleil.