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– Oh ! Colin... s'exclama-t-elle. Tu sais lire ?... Tu sais écrire ?...

– J'ai appris ! fit-il en levant les yeux de son travail.

Il y avait comme une naïve fierté dans son regard de lui faire cette surprise.

– Il aurait été mal venu pour un gouverneur de ne pouvoir déchiffrer et juger par lui-même de tous les papiers, rôles des navires, suppliques, contrats, qu'on lui met sous les yeux et qu'on lui demande de parapher et de juger ! Le pasteur Beaucaire a eu la patience de m'enseigner et il s'est avéré que je n'avais pas une caboche trop dure pour apprendre. Jusque-là, je ne m'en étais pas trop fait besoin. Sur les navires où j'étais mon maître, il y avait toujours à bord un second, ou l'aumônier ou le chirurgien, pour s'occuper des écritures. Voici ce que je dois à Gouldsboro. Auparavant, où aurais-je trouvé l'occasion, moi qui ai quitté, mousse, Le Havre-de-Grâce dès quatorze ans, le temps, le goût et la possibilité d'apprendre à lire : au bagne de Moulay Ismaël ? En bourlinguant sur la mer de Chine et dans tous les azimuts ? Au début, le jeune Martial Berne m'a aidé, mais la tâche s'agrandissant, il me sert maintenant de secrétaire pour classer les dossiers. Il va partir pour le collège et il me faut trouver un autre jeune homme capable de le remplacer.

Angélique pensa à Nathanaël de Rambourg. Le rôle lui conviendrait. Elle expliqua à Colin qu'il y avait « quelque chose » entre le jeune noble exilé et la petite Séverine Berne. Il serait encouragé à rester et cela leur permettrait de se mieux connaître.

Une longue et mince silhouette apparaissait sur le seuil et se glissait à l'intérieur. Ce n'était pas Nathanaël, mais le vieux nègre Siriki, le serviteur des Manigault.

Il serrait sur son cœur précieusement un paquet. C'était, paraît-il une pièce de drap fin d'un beau rouge amarante qu'Angélique et M. de Peyrac lui avaient ramenée de leur voyage afin qu'il pût se tailler une nouvelle livrée. Car celle qu'il avait sur le dos lorsqu'il avait quitté La Rochelle, et qu'il aurait souffert de ne pas revêtir quotidiennement pour servir ses maîtres à table, commençait à montrer la corde.

Au cadeau étaient joints deux galons de fil d'or pour les broderies des revers des manches et du col, et une écharpe de linon garnie à chaque extrémité de dentelle de la largeur d'une main. Il l'avait déjà nouée en rabat autour de son cou. Angélique lui conseilla de demander l'aide des filles de la sage-femme irlandaise qui étaient expertes en travaux de couture.

Cependant, il était visible qu'il n'était pas venu la rejoindre chez M. Paturel seulement pour exprimer sa reconnaissance.

Il s'assit sur la pointe d'un siège, son paquet sur les genoux. Son regard allait de l'un à l'autre avec anxiété, mais il tenait le cou très droit avec beaucoup de dignité. C'était, de tout Gouldsboro, le personnage qui présentait le plus de distinction et la démarche la plus noble.

– Parlez, mon cher Siriki, l'encouragea Angélique. Vous savez que c'est avec la plus grande joie que nous écouterons et accéderons à votre requête si vous en avez une à nous adresser.

Siriki hocha la tête. Il ne doutait pas de leur bonté. Mais il dut encore avaler sa salive plusieurs fois et vérifier la bonne tenue de son jabot de dentelle, avant de se décider à parler.

Angélique savait qu'il commencerait de loin et, sans doute, par l'incidence la moins concernée par ce qui lui tenait à cœur.

Il parla donc d'abord de son jeune maître, Jérémie Manigault, qui atteignait l'âge de onze ans et que ses parents songeaient à envoyer étudier chez les Nouveaux-Anglais, au collège de Harvard. Puis il fit allusion à la triste situation qui n'était pas sans lui être infiniment pénible, qui éloignait du foyer des Manigault un enfant de trois ans, Charles-Henri, dont il pouvait se considérer lui, Siriki, comme le grand-père adoptif, car il avait quasiment élevé sa mère, la petite Jenny, ainsi que les autres enfants des Manigault.

Cette suite d'événements lui avait inspiré le désir – il baissa les paupières afin de rassembler son courage avant de se livrer à un tel aveu – de s'assurer à son tour une lignée, à lui, pauvre esclave, et ce rêve qui le tourmentait depuis quelque temps avait soudain pris corps, lorsqu'il avait aperçu parmi les passagers débarquant de L'arc-en-ciel la grande femme noire que M. de Peyrac avait achetée au Rhode Island.

Quelque chose en lui, de sourd et de terrible, avait crié :

« Elle est de ta race. Elle est du pays de ta naissance. »

Il rouvrit les yeux et fixa Colin Paturel :

– J'ai remarqué que tu devisais avec elle et connaissais l'idiome de sa tribu.

– En effet. C'était la langue de la grande sultane Leila, la première femme de Moulay Ismaël, sultan du royaume de Marocco et de ce pays venait aussi le grand eunuque Osman Ferradji. Tous deux étaient issus de ces régions du Sahel, Soudan, Somali, au centre de l'Afrique, en lisière de la forêt au sud et du désert dans le nord. Les peuples y sont nomades, éleveurs de buffles sauvages et de très haute taille.

– C'est cela ! Je ne suis pas certain, murmura Siriki. J'ai tendu l'oreille à vos paroles, mais aucune réminiscence ne s'est levée en moi. J'étais fort jeune lorsque les marchands arabes, venus par le Nil, m'ont capturé. De marché en marché, j'étais arrivé à La Rochelle et là, M. Manigault m'a acheté dans un lot qui devait partir pour les Indes occidentales. Partout j'avais été jugé trop maigre et trop grand pour mon âge et ne pouvant servir à rien. J'étais malade. Amos Manigault a eu pitié de moi. Dieu le bénisse.

Angélique ne s'étonnait pas d'entendre le « vieux » Siriki parler de lui-même comme d'un jeune esclave acheté par un marchand qui, à cinquante ans, avait l'air plus jeune que lui. Mais elle avait remarqué que les Noirs, dès la puberté, très vite paraissaient des adultes de trente ans et, aussi subitement, on leur voyait des cheveux blancs alors qu'ils n'avaient pas atteint la quarantaine.

Siriki, et Kouassi-Bâ que l'on considérait depuis longtemps comme des « anciens » n'avaient sans doute pas dépassé cet âge.

– Je me suis informé, continuait Siriki. La jeune négresse « marronne » que vous avez aussi achetée va bientôt mettre au monde un enfant dont le père est ce « bantou » africain de la forêt qui l'accompagne. Elle est née à la Martinique. Je ne connais pas toute leur histoire car elle se tait, et l'autre, le bantou de la forêt, ne connaît d'autre langage que celui des grands singes.

Colin Paturel l'interrompit.

– Tu te trompes, Siriki. Il parle le swahili qui est une des langues véhiculaires de l'Afrique des côtes de l'Atlantique à celles de l'océan Indien.

– Pardonne-moi, je n'ai pas voulu insulter un frère dans le malheur. Et que m'importent ces langues africaines que je ne comprends pas. Ce que j'ai compris, c'est que leur enfant va bientôt naître à Gouldsboro. Alors mon rêve est devenu de plus en plus proche. Je vous disais ma tristesse de voir partir mon petit maître Jérémie. Un foyer vide d'enfants engendre la morosité. La pauvre Sarah n'y résistera pas, je la connais.

Il parlait toujours avec une indulgence protectrice de Sarah Manigault, la mère, considérée comme une femme autoritaire et qui malmenait son entourage, mais qu'il était le seul à savoir calmer quand elle se mettait en rage contre ses voisins et à consoler lorsqu'elle s'abandonnait à des crises de mélancolie en pensant à sa belle maison de La Rochelle qu'elle avait dû quitter précipitamment un matin et à sa vaisselle de faïence de Bernard Palissy qu'elle avait abandonnée dans sa fuite sur la lande, qui avait été piétinée et brisée par les chevaux des dragons du roi, lancés à leur poursuite.