—Tu ne la sacrifieras pas; elle se cachera et se sauvera avec nous.
—On ne se cache plus en France, on ne sort plus de ce malheureux pays; ce que tu demandes à Louise est plus que son devoir.
—Monsieur, sauvez-vous,» dit Louise; «c'est devenu mon affaire à moi.
—Tu ne connais donc pas la loi décrétée hier?» Et il commence à lire.
Louise l'interrompt:
«Je sais tout cela; mais, monsieur, encore une fois, sauvez-vous, je vous en supplie: je vous le demande à genoux (elle se jette aux pieds de mon père), sauvez-vous; j'ai mis mon bonheur, ma vie, mon honneur dans notre projet. Vous m'aviez promis de faire ma fortune, vous ne serez peut-être pas en état de tenir votre parole. Eh bien! monsieur, je veux vous sauver pour rien. Les trente mille francs en or qui nous attendent là-bas dans la rue, serviront pour nous trois. Nous nous cacherons, nous émigrerons, et je travaillerai pour vous; je ne vous demande rien; mais laissez-moi faire.
—Nous serons repris et tu mourras.
—Eh bien! si j'y consens; qu'avez-vous à me dire? C'est vrai, je quitte pour vous mon pays, mon père, mon prétendu; il allait m'épouser, mais je ne l'aime pas; d'ailleurs si les choses tournent bien, je ferai sa fortune avec ce que vous m'avez promis, n'est-il pas vrai?… Si je ne réussis pas je mourrai avec vous, mais puisque je le veux bien, qu'avez-vous à me dire?
—Tu ne sais ce que tu me proposes, Louise; tu te repentiras.
—C'est possible, mais vous serez sauvé.
—Jamais.
—Quoi!» reprend ma mère, «vous pensez à elle, à cette noble Louise, plus qu'à votre femme, plus qu'à votre enfant?… Tu ne sais donc pas que demain, on me défendra d'entrer ici, et qu'après-demain, tu seras transféré à la Conciergerie (la Conciergerie c'était la mort). Après cela comment veux-tu que je vive, moi? la vie de Louise n'est pourtant pas la seule que tu doives sauver ici.»
Rien ne put ébranler la stoïque résolution du jeune prisonnier: les deux femmes à genoux, l'épouse suppliante, la mère furieuse, l'étrangère dévouée jusqu'à la mort, tout fut inutile. Le martyr de l'humanité ferma son cœur à l'égoïsme comme à la sensibilité: le sentiment de l'honneur et du devoir parlait plus haut dans cette âme que l'amour de la vie, que l'amour d'une femme ravissante de beauté, de courage, d'attendrissement, de force et de faiblesse; plus haut que l'amour paternel. Tous ces motifs étaient presque des devoirs aussi, néanmoins mon père fut inflexible: tant de jeunesse, un corps si délicat, des traits si fins et une si grande âme!… ce devait être un beau spectacle pour le ciel!
Le temps accordé à ma mère s'écoula en vaines instances; il fallut l'emporter hors de la chambre; elle ne voulait pas quitter la prison. Louise presque aussi désespérée la reconduisit jusqu'à la rue, où l'attendait dans une anxiété que vous comprenez, M. Guy de Chaumont-Quitry, notre ami, avec les trente mille francs en or.
«Tout est perdu,» lui dit ma mère, «il ne veut plus se sauver.
—J'en étais sûr,» répondit M. de Quitry.
Ce mot, digne de l'ami d'un tel homme, m'a toujours paru presque aussi beau que la conduite de mon père.
Et tout cela est resté ignoré… Cette vertu surnaturelle a passé inaperçue dans un temps où les enfants de la France prodiguaient l'héroïsme, comme ils avaient prodigué l'esprit cinquante ans plus tôt.
Ma mère ne revit mon père qu'une seule fois à neuf heures du soir, deux jours après cette scène; elle avait obtenu à force d'argent la permission de dire un dernier adieu au condamné, c'était à la Conciergerie.
Cette entrevue solennelle fut troublée par une circonstance si étrange que j'ai longtemps hésité à vous la raconter. Elle vous paraîtra inventée par le génie tragi-comique de Shakespeare, mais elle est vraie: dans tous les genres, la réalité va plus loin que la fiction; si elle vous trouble dans votre attendrissement, ce n'est pas ma faute; tout n'est-il pas contradiction dans la nature?
Je vous ai dit que mon père était condamné et qu'il devait subir sa sentence le lendemain: il était âgé de vingt-quatre ans. Sa femme, Delphine de Sabran, était l'une des plus charmantes personnes de ce temps-là. Le dévouement qu'elle avait montré quelques mois auparavant au général, son beau-père, lui assurait dès lors une place glorieuse dans les annales d'une révolution où l'héroïsme des femmes a bien souvent racheté l'horreur qu'inspiraient à trop juste titre le fanatisme et la férocité des hommes.
Ma mère s'approcha de mon père avec calme, l'embrassa en silence et s'assit pendant trois heures auprès de lui. Durant ce temps, pas un reproche ne fut exprimé: la mort était là. Le sentiment trop généreux peut-être qui avait amené cette catastrophe était pardonné, pas un regret ne fut avoué: le malheureux avait besoin de toutes ses forces pour couronner son sacrifice. Peu de paroles furent échangées entre le condamné et sa femme; mon nom seul fut prononcé plusieurs fois, et ce nom leur brisa le cœur… Mon père demanda grâce… ma mère ne parla plus de moi.
Dans ces temps héroïques, la mort était un spectacle où les victimes mettaient leur honneur à ne pas fléchir devant les bourreaux; ma pauvre mère respecta dans le cœur de mon père si jeune, si beau, si plein d'âme, d'esprit, et naguère encore si heureux, le besoin de conserver tout son courage pour le lendemain; cette dernière épreuve d'un caractère noble était devenue alors le premier des devoirs même aux yeux d'une femme naturellement timide. Tant il est vrai que le sublime est toujours à la portée des âmes sincères! Nulle femme n'était plus vraie que ma mère; aussi personne n'eut plus d'énergie dans les grandes circonstances. Minuit approchait; craignant de se trouver mal, elle allait se lever et se retirer.
Le condamné l'avait reçue dans une salle qui servait d'entrée à plusieurs chambres de la prison. Cette salle commune était assez grande, basse et obscure; tous deux s'étaient assis près d'une table sur laquelle brûlait une chandelle: un côté de la salle était vitré et derrière les vitres on entrevoyait la figure des gardiens.
Tout à coup on entend ouvrir une petite porte, jusqu'alors inaperçue; un homme sort, une lanterne sourde à la main: cet homme, bizarrement costumé, était un prisonnier qui allait en visiter un autre. Il avait pour vêtement une petite robe de chambre ou plutôt une espèce de camisole un peu longue, bordée de peau de cygne, et dont le nom même était ridicule; des caleçons blancs, des bas et un grand bonnet de coton en pointe orné d'une énorme fontange couleur de feu, complétait son ajustement: il s'avançait dans la chambre, lentement, à petits pas, glissant comme les courtisans de Louis XV glissaient sans lever les pieds, lorsqu'ils traversaient la galerie de Versailles.
Quand la figure fut arrivée tout près des deux époux, elle les regarda un instant sans dire mot, et continua son chemin; ils virent alors que ce vieillard avait du rouge.
Cette apparition, contemplée en silence par les deux jeunes gens, les surprit au milieu de leur désespoir féroce; et sans songer que le rouge n'était pas mis là pour farder un visage flétri, mais qu'il était destiné peut-être à empêcher un homme de cœur de pâlir devant l'échafaud du lendemain, ils partent ensemble d'un éclat de rire terrible: l'électricité nerveuse triompha un moment de la douleur de l'âme.