On m'assure qu'il passe sa vie à s'enivrer plus qu'à travailler; je le blâme moins que je ne le plains. Ici tous les moyens sont bons pour se réchauffer: le vin est le soleil de la Russie. Si l'on joint au malheur d'être Russe celui de se sentir peintre en Russie, il faut s'expatrier. N'est-ce pas un lieu d'exil pour les peintres qu'une ville où il fait nuit trois mois, et où la neige a plus d'éclat que le soleil?
En s'appliquant à reproduire les singularités de la nature sous cette latitude, quelques peintres de genre pourraient se faire honneur et obtenir sur les marches du temple des arts une petite place où ils feraient bande à part; mais un peintre d'histoire, s'il veut développer les dispositions qu'il a reçues du ciel, doit fui un tel climat. Pierre-le-Grand avait beau dire et beau faire, la nature mettra toujours des bornes aux fantaisies de l'homme, fussent-elles justifiées par les ukases de vingt Czars.
J'ai vu de M. Brulow un ouvrage vraiment admirable: c'est sans contredit ce qu'il y a de mieux à Saint-Pétersbourg parmi les tableaux modernes; à la vérité c'est la copie d'un ancien chef-d'œuvre de l'école d'Athènes. Elle est grande comme l'original au moins. Quand on sait reproduire ainsi ce que Raphaël a fait peut-être de plus inimitable après ses madones, on est obligé de retourner à Rome pour y apprendre à faire mieux que le Dernier jour de Pompéii et que l'Assomption de la Vierge[20].
Le voisinage du pôle est contraire aux arts, excepté à la poésie, à qui parfois l'âme humaine suffit; alors c'est le volcan sous la glace. Mais pour les habitants de ces âpres climats, la musique, la peinture, la danse, tous les plaisirs de sensation qui, jusqu'à un certain degré, sont indépendants de la pensée, perdent de leurs charmes en perdant leurs organes. Que me feraient Rembrant la nuit, et le Corrége, et Michel-Ange, et Raphaël dans une chambre sans lumière? Le Nord a des beautés sans doute, mais c'est un palais qui manque de jour. L'amour plus dégagé des sens y naît des désirs physiques moins que des besoins du cœur; mais, n'en déplaise au vain luxe du pouvoir et de l'opulence, tout le séduisant cortége de la jeunesse avec ses jeux, ses grâces, ses ris, ses danses, s'arrête aux régions bénies où les rayons du soleil, sans se contenter de glisser sur la terre qu'à peine ils effleurent, la réchauffent et la fécondent en l'éclairant du haut du ciel.
En Russie tout se ressent d'une double tristesse: la peur du pouvoir, l'absence du soleil!!… Les danses nationales y ressemblent tantôt à une ronde menée par des ombres, défilant tristement à la lueur d'un crépuscule qui ne finit jamais; tantôt, et c'est lorsqu'elles sont vives, à un exercice qu'on s'impose de peur de s'endormir et de geler en dormant. Mademoiselle Taglioni elle-même… hélas!… mademoiselle Taglioni n'est-elle pas devenue à Saint-Pétersbourg une danseuse parfaite? Quelle chute pour la Sylphide!!!… c'est l'histoire d'Ondine devenue simple femme… Mais quand elle marche dans les rues… car elle marche à présent… elle est suivie par des laquais en grande livrée avec de belles cocardes à leurs chapeaux et des galons d'or, et on l'accable tous les matins dans les journaux d'articles pleins de louanges les plus ridicules que j'aie lues. Voilà ce que les Russes, avec tout leur esprit, savent faire pour les arts et pour les artistes. Ce qu'il faut aux artistes, c'est un ciel qui les fasse naître, un public qui les comprenne, une société qui les inspire… Voilà le nécessaire: les récompenses sont de surérogation; on les leur donne par surcroît, comme dit l'Évangile. Ce n'est pas dans un Empire dont le peuple, refoulé de force non loin de la terre des Lapons, et policé de force par Pierre Ier, qu'il faut aller chercher ces choses. J'attends les Russes à Constantinople pour savoir ce dont ils sont capables en fait de beaux-arts et de civilisation.
La meilleure manière de protéger les arts, c'est d'avoir sincèrement besoin des plaisirs qu'ils procurent; une nation parvenue à ce point de civilisation ne sera pas longtemps contrainte à demander des artistes aux étrangers.
Au moment où j'allais quitter Saint-Pétersbourg, quelques personnes déploraient tout bas l'abolition des uniates[21], et racontaient les mesures arbitraires qui avaient amené de longue main cet acte irréligieux célébré comme un triomphe par l'Église russe. Les persécutions cachées qu'on a fait endurer à plusieurs prêtres des uniates révoltent les cœurs les plus indifférents; mais dans un paya où les distances et le secret favorisent l'arbitraire et prêtent leur secours constant aux actes les plus tyranniques, toutes les violences restent couvertes. Ceci me rappelle le mot significatif trop souvent répété par les Russes privés de protecteurs: «Dieu est si haut! l'Empereur est si loin![22]»
Voici donc les Grecs qui se mettent à faire des martyrs. Qu'est devenue la tolérance dont ils se vantaient devant les hommes qui ne connaissent pas l'Orient? Aujourd'hui les glorieux confesseurs de la foi catholique languissent dans des couvents-prisons, et leur lutte, admirée dans le ciel, reste ignorée même de l'Église pour laquelle ils militent généreusement sur la terre, de cette Église, mère de toutes les Églises, et la seule universelle, car elle est la seule qui ne soit pas entachée de localité, qui soit restée libre et qui n'appartienne à aucun pays[23]!!…
Quand le soleil de la publicité se lèvera sur la Russie, ce qu'il éclairera d'injustices non-seulement anciennes, mais de chaque jour, fera frémir le reste du monde. On ne frémira pas assez, car tel est le sort de la vérité sur la terre: tant que les peuples ont le plus grand intérêt à la connaître, ils l'ignorent, et lorsqu'ils l'apprennent elle ne leur importe déjà plus guère. Les abus d'un pouvoir renversé n'excitent que de froides exclamations; ceux qui les relatent passent pour des acharnés qui battent l'ennemi à terre, tandis que d'un autre côté les excès de ce pouvoir inique demeurent soigneusement cachés tant qu'il est debout, car avant tout il emploie sa force à étouffer les plaintes de ses victimes; il extermine, il anéantit, il se garde d'irriter, et il s'applaudit encore de sa mansuétude parce qu'il ne se permet que les cruautés indispensables. Néanmoins, c'est à tort qu'il se vante de sa douceur: lorsque la prison est muette et fermée comme la tombe, on se passe aisément de l'échafaud!!…
L'idée que je respirais le même air que tant d'hommes injustement opprimés, séparés du monde, me privait du repos le jour et la nuit. J'étais parti de France effrayé des abus d'une liberté menteuse, je retourne dans mon pays persuadé que si le gouvernement représentatif n'est pas le plus moral, logiquement parlant, il est sage et modéré dans la pratique; quand on voit que d'un côté il préserve les peuples de la licence démocratique, et de l'autre des abus les plus criants du despotisme, abus d'autant plus hideux que les sociétés qui les tolèrent sont plus avancées dans la civilisation matérielle, on se demande s'il ne faut pas imposer silence à ses antipathies et subir sans se plaindre une nécessité politique qui, après tout, apporte aux nations préparées pour elle plus de bien que de mal. À la vérité, jusqu'à présent cette nouvelle et savante forme de gouvernement n'a pu se consolider que par l'usurpation. Peut-être ces usurpations définitives avaient-elles été rendues inévitables par toutes les fautes précédentes; c'est une question de politique religieuse que le temps, le plus sage des ministres de Dieu sur la terre, résoudra pour nos neveux. Ceci me rappelle une pensée profonde exprimée par un des esprits les plus éclairés et les plus cultivés de l'Allemagne, M. de Varnhagen d'Ense: «J'ai bien cherché, m'écrivait-il un jour, par qui se font en dernière analyse les révolutions, et, après trente ans de méditations, j'ai trouvé ce que j'avais pensé dès ma jeunesse, qu'elles se font par les hommes contre qui on les dirige.»