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Jamais je n'oublierai ce que j'ai senti en passant le Niémen pour entrer à Tilsit; c'est surtout dans ce moment-là que j'ai donné raison à l'aubergiste de Lubeck. Un oiseau échappé de sa cage, ou sortant de dessous la cloche d'une machine pneumatique, serait moins joyeux. Je puis dire, je puis écrire ce que je pense, je suis libre!… m'écriai-je. La première lettre vraie que j'aie adressée à Paris est partie de cette frontière: elle aura fait événement dans le petit cercle de mes amis, qui, jusque-là sans doute, avaient été les dupes de ma correspondance officielle. Voici la copie de cette lettre:

Tilsit, ce jeudi 26 septembre 1839.

«Cette date vous fera, j'espère, autant de plaisir à lire qu'elle m'en fait à écrire; me voici hors de l'Empire de l'uniformité, des minuties et des difficultés. On parle librement et l'on se croit dans un tourbillon de plaisir et dans un monde emporté par les idées nouvelles vers une liberté désordonnée. C'est pourtant en Prusse qu'on est; mais sortir de la Russie c'est retrouver des maisons dont le plan n'a pas été commandé à un esclave par un maître inflexible, maisons pauvres encore, mais librement bâties; c'est voir une campagne gaie et librement cultivée (n'oubliez pas que c'est de la Prusse que je parle), et ce changement épanouit le cœur. En Russie l'absence de la liberté se ressent dans les pierres toutes taillées à angles droits, dans les poutres toutes équarries régulièrement, comme elle se ressent dans les hommes… Enfin je respire!… je puis vous écrire sans les précautions oratoires commandées par la police: précautions presque toujours insuffisantes, car il y a autant de susceptibilité d'amour-propre que de prudence politique dans l'espionnage des Russes. La Russie est le pays le plus triste de la terre habité par les plus beaux hommes que j'aie vus; un pays où l'on aperçoit à peine les femmes ne peut être gai… Enfin m'en voici dehors, et sans le moindre accident! Je viens de faire deux cent cinquante lieues en quatre jours, par des chemins souvent détestables, souvent magnifiques, car l'esprit russe, tout ami qu'il est de l'uniformité, ne peut atteindre à l'ordre véritable; le caractère de cette administration, c'est le tatillonnage, la négligence et la corruption. On est révolté à l'idée de s'habituer à tout cela, et pourtant on s'y habitue. Un homme sincère dans ce pays-là passerait pour fou.

«À présent je vais me reposer en voyageant à loisir. J'ai deux cents lieues à faire d'ici à Berlin; mais des lits où l'on peut coucher et de bonnes auberges partout, une grande route douce et régulière rendent ce voyage une vraie promenade.»

La propreté des lits, des chambres, l'ordre des ménages dirigés par des femmes: tout me semblait charmant et nouveau… J'étais surtout frappé du dessin varié des maisons, de l'air de liberté des paysans et de la gaîté des paysannes: leur bonne humeur me causait presque de l'effroi: c'était une indépendance dont je craignais pour eux les conséquences; j'en avais perdu le souvenir. On voit là des villes qui sont nées spontanément et l'on reconnaît qu'elles étaient bâties avant qu'aucun gouvernement en eût fait le plan. Assurément, la Prusse ducale ne passe pas pour le pays de la licence, eh bien, en traversant les rues de Tilsit et plus tard celles de Kœnigsberg, je croyais assister au carnaval de Venise. Je me suis souvenu alors qu'un Allemand de ma connaissance, après avoir passé pour ses affaires plusieurs années en Russie, parvint enfin à quitter ce pays pour toujours; il était dans la compagnie d'un de ses amis; à peine eurent-ils mis le pied sur le bâtiment anglais qui venait de lever l'ancre, qu'on les vit tomber dans les bras l'un de l'autre en disant: «Dieu soit loué, nous pouvons respirer librement et penser tout haut!…»

Beaucoup de gens, sans doute, ont éprouvé la même sensation: pourquoi nul voyageur ne l'a-t-il exprimée? C'est ici que j'admire sans le comprendre le prestige que le gouvernement russe exerce sur les esprits. Il obtient le silence, non-seulement de ses sujets, c'est peu, mais il se fait respecter même de loin par les étrangers échappés à sa discipline de fer. On le loue, ou au moins l'on se tait: voilà un mystère que je ne puis m'expliquer. Si un jour la publication de ce voyage m'aide à le comprendre, j'aurai une raison de plus pour m'applaudir de ma sincérité.

Je devais retourner de Pétersbourg en Allemagne par Wilna et Varsovie.

J'ai changé de projet.

Des malheurs tels que ceux de la Pologne ne sauraient être attribués uniquement à la fatalité: dans les infortunes prolongées, il faut toujours faire la part des fautes aussi bien que celle des circonstances. Jusqu'à un certain point les nations comme les individus deviennent complices du sort qui les poursuit; elles paraissent comptables des revers qui les atteignent coup sur coup, car à des yeux attentifs les destinées ne sont que le développement des caractères. En apercevant le résultat des erreurs d'un peuple puni avec tant de sévérité, je ne pourrais m'abstenir de quelques réflexions dont je me repentirais; dire leur fait aux oppresseurs, c'est une charge qu'on s'impose avec une sorte de joie, soutenu qu'on se sent par l'apparence de courage et de générosité qui s'attache à l'accomplissement d'un devoir périlleux, ou tout au moins pénible; mais contrister la victime, accabler l'opprimé, fût-ce à coups de vérités, c'est une exécution à laquelle ne s'abaissera jamais l'écrivain qui ne veut pas mépriser sa plume.

Voilà pourquoi j'ai renoncé à voir la Pologne.

LETTRE TRENTE-SIXIÈME.

Retour à Ems.—Ce qui caractérise les envieux.—L'automne aux environs du Rhin.—Comparaison des paysages russes et allemands.—Souvenir de René.—Jeunesse de l'âme.—Madame Sand.—Définition de la misanthropie.—Secret de la vie des saints.—Mécompte éprouvé par le voyageur en Russie.—Résumé du voyage.—Dernier portrait des Russes.—But définitif de tous leurs efforts.—Secret de leur politique.—Coup d'œil sur toutes les Églises chrétiennes.—Danger qu'on court en Russie à dire la vérité sur la religion grecque.—Parallèle de l'Espagne et de la Russie.

Des eaux d'Ema, ce 22 octobre 1839.

J'ai pris l'habitude de ne laisser jamais passer beaucoup de temps sans vous obliger à vous souvenir de moi; un homme tel que vous devient nécessaire à ceux qui ont pu l'apprécier une fois et qui savent profiter de ses lumières sans les craindre. Il y a plus de peur encore que d'envie dans la haine qu'inspire le talent aux petits esprits: qu'en feraient-ils s'ils l'avaient? Mais ils sont toujours à portée de redouter son influence et sa pénétration. Ils ne voient pas que la supériorité de l'intelligence qui sert à connaître l'essence des choses et à reconnaître leur nécessité, promet l'indulgence: l'indulgence éclairée, c'est adorable comme la Providence; mais les petits esprits n'adorent pas.

Parti d'Ems pour la Russie, il y a cinq mois, je reviens dans cet élégant village, après une tournée de quelque mille lieues. Le séjour des eaux m'était désagréable au printemps, à cause de la foule inévitable des baigneurs et des buveurs; je le trouve délicieux à présent que j'y suis seul à la lettre, occupé à jouir du progrès d'un bel automne, au milieu des montagnes, dont j'admire la solitude, tout en recueillant mes souvenirs et en cherchant le repos dont j'ai besoin après le rapide voyage que je viens de faire.